Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 75.djvu/1028

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

coup. Aux yeux des Hindous, la puissance de la déesse se manifestait par un miracle ; mais aussitôt la machine reprit sa marche rapide, et au bout de quelques minutes parvint triomphalement sur l’autre bord. Les natifs en prirent bien vite leur parti. La Nerbudda ne perdit pas son prestige ; seulement ils reconnurent que la locomotive était un être supérieur, et ils s’empressèrent de lui présenter leurs offrandes, afin de se rendre favorable une divinité si puissante. Les chemins de fer une fois livrés à la circulation, ce fut bien autre chose. D’abord ce mode de communication permet d’accomplir en une journée un voyage qui exigeait auparavant des semaines de fatigue. Il en résulte déjà des relations plus fréquentes, par conséquent plus bienveillantes, entre les habitans des diverses provinces ; l’ignorance, mère des préjugés, décroît insensiblement. Ce n’est pas tout, les déplacemens étant plus fréquens, les hommes que la religion séparait se trouvent plus souvent rapprochés. Un brahmine se présente à la portière d’un wagon, il recule avec effroi en apercevant à l’intérieur des personnes de caste inférieure dont le voisinage serait une souillure pour lui ; il va d’une voiture à l’autre, et rencontre dans chacune d’elles le même inconvénient. Que faire ? Monter dans un compartiment de première classe, où il a toute chance d’être seul ? Mais le brahmine n’est pas riche. L’intérêt de sa bourse l’emporte sur les scrupules de sa conscience. La première fois il se résigne avec regret à subir de tels compagnons, une autre fois il sera plus facile, bientôt on le verra boire en wagon et manger avec eux. Si ses coreligionnaires lui en font un reproche, il répondra par une excuse hypocrite : « le wagon est balayé par un vif courant d’air ; la souillure n’y résiste pas. »

Lorsque le gouvernement anglais transporte ses cipayes par mer, à Aden ou en Abyssinie, tout soldat brahmine se plaint de ce que le manque d’ablutions et le contact des autres hommes lui font perdre ses privilèges de caste ; à l’en croire, il est dégradé quand il revient à son foyer natal. C’est tout naturel, on l’emmène malgré lui. Voyage-t-il pour ses affaires ou pour son agrément, il est plus accommodant. La division des castes est un préjugé assez bizarre ; ceux qui sont les privilégiés sont aussi ceux qui en souffrent le plus. Elle disparaîtra d’autant plus vite qu’elle sera moins contrariée en apparence. La religion des Hindous n’est pas moins défavorable aux affections de famille qu’hostile aux relations sociales entre les citoyens de même croyance. L’habitation est divisée en deux parties : l’une, vaste et bien ornée, du moins chez les gens riches, est réservée aux hommes ; l’autre, privée d’air et de jour, aussi close que possible, appartient aux femmes, c’est la zénana, où mères, épouses et filles restent confinées. Une femme se montre-t-elle en public avec son mari, elle ne doit lui adresser jamais la parole, ce serait inconvenant. A-t-elle des enfans, elle ne doit leur accorder aucun témoignage d’affection, ce serait contraire aux usages. Dans les familles pauvres, la femme est une esclave à qui incombent les travaux les plus