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contester l’influence qu’elle exerça sur les travaux de l’assemblée constituante. Il y eut de plus fougueux et de plus brillans orateurs peut-être ; mais quand il fallut descendre des hauteurs et ramener les séduisantes conceptions de la philosophie politique du temps à la formule pratique des lois, quand il s’agit d’envisager froidement la société dans ses réalités, dans ses passions et ses défaillances, de poser pour la famille, la propriété, la justice, des bases fermes et durables, seuls ou à peu près seuls les juristes se chargèrent de mettre les choses à leur place. Mirabeau lui-même se trouva souvent déconcerté en présence de ces hommes que rien ne troublait dans les discussions ; sa vive et pénétrante parole ne fut plus acceptée sans réserve, et Barnave put dire un jour en excitant le sourire de l’assemblée : « Heureusement il nous a aguerris contre les prestiges de son éloquence ; plusieurs fois nous avons eu l’occasion de chercher la raison et le bien parmi les traits élégans dont il avait embelli ses opinions. » L’assemblée constituante eut beaucoup d’orateurs de premier mouvement, mais l’expérience consommée des juristes convenait surtout à ses travaux. Les juristes se signalèrent en outre par un profond sentiment du droit dans son acception la plus large ; ils élevèrent parfois ainsi la législation à ces sublimes régions d’où elle commande à l’ancienne société et à la nouvelle. Aussi est-il toujours profitable de remuer la cendre de ces hommes qui marchèrent si vaillamment vers les institutions libérales. Si leur œuvre attend encore sa consécration dernière, elle s’impose aux nouvelles générations avec l’immense autorité qu’elle a puisée dans les principes de 1789, qui en furent la source féconde. Thouret a longtemps été oublié dans sa ville natale : le bronze officiel a toujours peu coulé pour les réformateurs de cette grande époque, et les populations, il faut le dire, ont peu fait de leur côté pour en perpétuer le souvenir. En 1849, quelques lignes commémoratives furent cependant inscrites sur la modeste demeure qui abrita ses premières années à Pont-l’Évêque. Ce qui doit le rappeler à l’orgueil de ses compatriotes et à la gratitude du pays, c’est la glorieuse part qui lui revient dans la préparation de ces lois qui ont survécu à tant de régimes, et demeurent en nos mains comme les impérissables monumens de la liberté.


JULES LE BERQUIER.