Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/90

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

retenue par mille raisons. Mandez-moi quand vous partez pour Paris. Je veux vous voir et je m’arrangerai pour cela. — Le baron[1] a fait des sociétés du dimanche de Genève la cour ( ?) de Paris. — Il met trop de philanthropie dans l’amitié, et l’on a peur d’être traitée par lui comme un pauvre. — Il sait cependant vous aimer et vous admirer ; mais je vous aime encore plus. — Vous m’avez écrit que vous me souhaitiez des idées plus religieuses : j’en voudrais sûrement davantage ; mais, cher Camille, je m’en crois bien autant que vous, et sûrement j’ai plus d’usage à en faire.

« Matthieu m’a écrit une admirable lettre à l’occasion de ses malheurs. Cet homme n’est pas tout à fait sur la terre. — Je veux vous dire adieu. Tracez-moi votre marche. Je vous rattraperai quelque part.

« Qu’est devenue la petite dame qui demeurait à Écully[2] ? Elle ne m’écrit plus.

« Faites que mes complimens soient agréables à Mme Camille. — Mille impérissables sentimens. — Adieu.

« Prosper[3]est ici depuis trois semaines. »


On aura remarqué ce qu’elle dit de ses sentimens religieux et de ceux de Camille Jordan : c’est un avertissement pour nous, si nous en étions tentés, de ne pas faire Camille plus catholique qu’il n’était en effet.

La fuite de Mme de Staël, qui, s’échappant de Coppet le 23 mai 1812, traversa la Suisse, puis l’Autriche et la Galicie pour gagner Moscou, Pétersbourg, et se rendre par ce long circuit jusqu’en

  1. Le baron Degérando.
  2. « Écully est un frais et verdoyant vallon où Camille venait souvent se délasser auprès de M. et Mme Lacène, son beau-frère et sa belle-sœur ; il y trouvait le calme profond de la solitude à deux pas du bruit de la ville. La petite maison où il venait se réfugier, et où il recevait d’intimes amis, d’illustres visiteurs tels que Mme de Staël, existe encore. Elle est assise sur une hauteur, dominant une grande pelouse circulaire, entourée de grands arbres d’un autre siècle. C’est presque une thébaïde, tant le site est sévère ; on n’y entend d’autre bruit, pendant la belle saison, que celui des oiseaux, des insectes et des eaux courantes. Dans cet asile, le plus grand plaisir de Camille était de causer avec son beau-frère, M. Lacène, horticulteur et botaniste distingué, ou de jouer avec lui au trictrac. Souvent la partie s’échauffait au point que l’un et l’autre se lançaient les des et les cornets au nez à la fin de la soirée ; puis on éclatait de rire, et le lendemain on recommençait de plus belle. Mme Lacène, née Magneunin, la belle-sœur de Camille, vit encore et habite dans ce joli nid d’Écully. Elle a quatre-vingt-neuf ans et toute la fraîcheur de sa mémoire, » (Extrait d’une lettre de M. de Chantelauze.) — La petite dame qui demeurait à Écully et dont parle Mme de Staël est sans doute cette Mme Lyonne de Royer, dont il a été question précédemment. C’était une très jolie personne d’une trentaine d’années, et qui vivait avec une vieille tante à Écully. Elle se nommait Lyonne, ayant été tenue par le consulat de Lyon sur les fonts baptismaux. Il y avait quelque mystère dans sa naissance comme dans sa vie.
  3. Prosper de Barante.