Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/703

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

doute en lisant ces plaisanteries, mais il ne se corrigeait pas. À toutes les exhortations de Fronton, il opposait les besoins de l’empire et le sentiment du devoir, « qui est une chose si impérieuse ». C’est ainsi que ce mal dont il portait le germe s’accrut sans cesse et l’enleva après un règne trop court, quand il était plus que jamais nécessaire au monde.

Heureusement Fronton ne vécut pas assez pour voir ses inquiétudes se réaliser. Il n’eut pas non plus le chagrin d’assister aux mauvais jours de ce règne, qui ne fut pas toujours heureux. Nous ne savons ni l’année ni les circonstances de sa mort. Il dut mourir, comme il avait vécu, ferme dans ses opinions littéraires, prêchant à son gendre Victorinus, qui continuait sa gloire d’orateur, et aux élèves qu’il avait formés l’imitation des anciens écrivains et la sévérité dans le choix des mots. Cependant il me semble qu’on trouve dans les fragmens qui restent de ses derniers écrits un peu plus de gravité et de grandeur. Est-ce seulement l’effet des années et des réflexions sérieuses qu’elles amènent ? J’aimerais à croire aussi qu’il faut en rapporter quelque chose à l’action que son élève exerça sur lui. Peut-être après avoir étudié l’éducation de Marc-Aurèle par Fronton conviendrait-il d’étudier celle de Fronton par Marc-Aurèle. Il arrive souvent qu’on apprend beaucoup de ceux que l’on enseigne, et que l’élève devient maître à son tour, surtout quand cet élève… est Marc-Aurèle. Ses professeurs ont tous subi son influence. Ils étaient fort nombreux, de caractères très opposés et d’humeur très violente. Tous se disputaient sa confiance, tous voulaient y tenir la première place. Aux antipathies personnelles se joignaient pour les diviser les rivalités de métier : les philosophes se moquaient des rhéteurs, qui affectaient de jalouser les grammairiens. Marc-Aurèle réussit à calmer toutes ces vanités irritables et à les faire vivre ensemble ; c’est sa plus grande victoire. Nous avons la lettre qu’il écrivait à Fronton pour le prier d’épargner le rhéteur Hérode Atticus, un des plus méchans hommes de ce temps, contre lequel il devait plaider : c’est un chef-d’œuvre de grâce et de cœur. Fronton se laissa toucher, et à la fin de sa vie il était devenu l’ami intime d’Hérode. Son affection pour son élève était si vive qu’il devait être plus disposé qu’un autre à se laisser gagner par son exemple, il n’est pas possible qu’après avoir longtemps vécu avec ce jeune homme grave et sensé, qu’il aimait si tendrement, il n’ait pas gagné quelque chose à ce commerce. Ses derniers écrits nous montrent que ces relations ont laissé leur trace sur lui. Vers la fin de sa vie, il fut frappé d’un malheur qu’il ressentit profondément : il perdit son petit-fils. La lettre qu’il adressa à l’empereur à propos de cette perte est la plus belle qu’il ait écrite. Sous l’empire de cette douleur sincère, son talent devient plus sérieux. Ce vieillard si