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et qui méritaient d’attirer l’attention du jeune prince. Il avait raison de lui rappeler qu’il se devait à l’empire, et qu’il ne lui était pas permis de se dérober aux devoirs de son rang et de sa condition : « Vous avez beau faire, lui disait-il, c’est le manteau de pourpre des Césars et non le manteau de laine des philosophes que vous allez porter ». Marc-Aurèle se laissait aller quelquefois à l’oublier. De sa nature il était timide et retiré. Cette passion de perfection intérieure que lui donna le stoïcisme ajouta encore à son goût pour la solitude. Quand la philosophie lui eut appris que, pour fuir la foule et le bruit, il n’avait pas besoin de se réfugier dans ses villas du bord de la mer ou des montagnes, qu’il lui suffisait de s’étudier, de se renfermer et de s’isoler en lui-même, il dut être tenté d’abuser souvent de cette retraite aussi sûre que facile. On pouvait craindre qu’il n’éprouvât ensuite quelque peine à quitter ses chères méditations et à revenir aux choses du monde et de l’empire. C’était un danger grave. Pour bien remplir les fonctions de la vie active, il faut s’y plaire. Celui qui ne s’y résigne que par devoir les accomplit de mauvaise grâce. On reprochait à Marc-Aurèle d’apporter un visage indifférent ou préoccupé dans les festins où il invitait les sénateurs, dans les jeux qu’il donnait au peuple. Il semblait étranger à la joie des autres et la diminuait en ne la partageant pas. Les bruits les plus singuliers circulaient dans la foule ; on disait qu’il voulait forcer tout le monde à devenir grave comme lui, supprimer partout les plaisirs et les fêtes, réduire l’empire entier au régime philosophique. Il était donc nécessaire de l’arracher autant que possible à ses goûts de retraite et de solitude intérieure, et de l’obliger à se mêler davantage aux choses du monde. C’est ce que la rhétorique essayait de faire. Elle représentait le côté mondain dans cette éducation sérieuse. Tandis que la philosophie lui disait : « Regarde en toi-même, c’est là qu’est la source du bien », la rhétorique dirigeait ses regards hors de lui. Elle le mettait en présence du public ; elle lui faisait un devoir de flatter ses goûts pour obtenir ses applaudissemens ; elle lui apprenait qu’on n’a d’action sur ceux à qui l’on parle qu’en acceptant les opinions générales, c’est-à-dire en vivant de la vie commune. Ces enseignemens avaient bien leur importance, et s’ils ont rendu ce service à Marc-Aurèle de l’arrêter quelquefois dans ce penchant qui l’entraînait vers la vie contemplative, s’ils l’ont empêché de s’isoler trop des hommes qu’il devait gouverner, il faut reconnaître que Fronton ne lui a pas été inutile.


IV.

Il y a malheureusement dans la correspondance entre Marc-Aurèle et Fronton une lacune de quinze ans. Quand les lettres recom-