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qui se conduisent mal, exhorter à la vertu, détourner du vice qu’il quitte son nom et ne s’appelle plus empereur ! » Aussi comme il triomphe quand il montre par l’histoire de l’empire que les meilleurs princes ont été les plus éloquens ! César et Auguste étaient d’illustres orateurs ; « quant aux autres, jusqu’à Vespasien, ils parlaient si mal qu’on n’a pas moins de honte de leurs discours que d’horreur pour leurs actions ». C’est ce qui explique qu’il ait mis tant de passion à enseigner l’éloquence à Marc-Aurèle : il croyait travailler au bonheur de l’univers.

L’idée qu’il se faisait de la philosophie et des philosophes n’est pas moins surprenante. L’époque où vivait Fronton est assurément celle où la philosophie avait le plus d’action sur le monde. Elle sortait des écoles pour s’introduire dans la vie, elle pénétrait le droit civil, travaillait à corriger les inégalités sociales, à protéger les faibles, à relever les déshérités, à établir pour les pauvres la charité légale ; elle adoucissait les rigueurs des lois anciennes et renouvelait les institutions en leur donnant un caractère plus humain et plus libéral. Fronton n’a rien vu de tous ces bienfaits ; ce grand mouvement lui a tout à fait échappé. Le philosophe ne lui semble qu’un faiseur de tours de force de dialectique, un oisif, un fainéant qui passe ou plutôt qui perd son temps à imaginer des sorites et des syllogismes, à échafauder des raisonnemens bizarres et inutiles, comme le chauve ou le cornu. Par un étrange renversement d’idées, l’homme sérieux pour lui, c’est le rhéteur ; l’amuseur public et le diseur de riens, c’est le philosophe. Il dit et il croit qu’on n’attaque l’éloquence que parce qu’il est difficile d’y atteindre. Il insiste sur cette difficulté de l’art de parler qui lui paraît témoigner de son importance ; « Prenez, dit-il, tous les orateurs de Rome depuis sa fondation ; soyez aussi généreux que Cicéron, qui les accueille tous sans choix : si vous voulez les compter, vous aurez peine à en trouver trois cents, tandis que la seule famille des Fabius a pu fournir d’un coup trois cents jeunes gens qui sont morts le même jour pour leur pays », tant il est plus difficile encore de bien parler que de bien agir ! Au contraire il n’y a rien de plus aisé que d’être philosophe. C’est précisément parce qu’on le devient sans peine que tout le mande cherche à le devenir. Pour le prouver, Fronton s’amuse à tracer un tableau piquant de ce qu’on fait dans une classe de philosophie. « Vous lisez un livre, le maître l’explique ; vous écoutez l’explication sans rien dire, vous faites un signe de tête pour montrer que vous comprenez. Un autre élève continue ; pendant qu’il lit, vous vous endormez. Vous entendez dire : premièrement, secondement, et diviser le sujet à l’infini. On discute sur des raisonnemens de la force de celui-ci : s’il fait jour, on doit y voir, tandis que le soleil entre par les fenêtres ouvertes. Ensuite vous retournez