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est donc de le prier et de le bénir. « Que puis-je faire de mieux que de louer Dieu, moi qui suis infirme et chargé d’années ? Si j’étais rossignol ou cygne, je ferais ce que font le cygne et le rossignol. Puisque je suis un être raisonnable, il faut que je loue Dieu. Telle est ma tâche, et je l’accomplis. Je ne la quitterai pas tant que je pourrai l’accomplir, et je vous exhorte à chanter avec moi le cantique de louange ». C’est ainsi que cette philosophie cherchait à mettre Dieu plus près de nous, et qu’en le montrant sans cesse occupé de l’homme elle sollicitait l’homme à s’occuper de lui. Il est facile de comprendre l’effet qu’elle devait produire sur une société avide de croyances et d’émotions, éprise de surnaturel, livrée aux opinions et aux pratiques des cultes de l’Orient, et qui portait dans son sein une grande transformation religieuse.

Le jour où Marc-Aurèle lut ce beau livre, il fut tout à fait conquis à cette grande et fière doctrine. De la hauteur où elle l’élevait, que la rhétorique dut lui sembler mesquine ! À côté de ce gouvernement de son âme, de cette pleine possession de lui-même, de cette intelligence du monde et de Dieu que lui promettait Épictète, que le soin des mots et des phrases lui parut médiocre et puéril ! Fronton était décidément vaincu. Il était bien difficile qu’il ne s’aperçût pas de sa défaite, quelque soin que prît Marc-Aurèle de ménager un vieillard qu’il aimait. Dans un commerce de tous les jours, ses nouvelles opinions devaient finir par se montrer. Nous les voyons qui percent plus d’une fois dans les fragmens de ses lettres, nous qui avons moins d’intérêt à les découvrir. Tantôt c’est une répugnance qu’il éprouve à employer les artifices oratoires ; n’est-il pas plus honnête de dire franchement sa pensée que de se servir de ces mensonges déguisés ? Tantôt c’est un scrupule qui l’inquiète et qu’il révèle naïvement à son maître. Il s’aperçoit bien, quand il vient d’écrire une belle phrase, qu’il la relit avec complaisance, qu’il s’applaudit secrètement, qu’il est plein d’estime et d’admiration pour son œuvre, et il ne se propose rien moins que de fuir l’éloquence pour ne pas entretenir sa vanité. Fronton se récrie avec raison. Le remède lui paraît trop violent. N’est-il pas plus sage de continuer d’être éloquent, si l’on peut, et de tâcher d’être plus modeste ? D’autres fois Marc-Aurèle avoue qu’il se sent saisi d’une tiédeur étrange, lui si zélé, si laborieux jusque-là. Il n’a plus de goût pour l’étude. Les Gracques et Caton lui tombent des mains. Il s’en veut, il se gronde, il songe à son maître afin de se donner plus d’ardeur, il lui écrit pour lui demander des sujets de discours ; mais je ne sais comment ces sujets, quand il les a reçus, lui déplaisent toujours. Ils sont trop pauvres, trop invraisemblables ; il trouve pour tous quelque bonne raison de ne pas les traiter, ou, s’il l’essaie, l’inspiration est rebelle. Il ne lui vient plus ni argumens ni figures.