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l’affection la plus vive. Il le remercie surtout dans ses Pensées de lui avoir appris « qu’un roi peut vivre avec la simplicité d’un particulier sans que les affaires de l’état et la majesté souveraine aient à en souffrir ». Tacite, qui n’aime guère ses contemporains, leur donne pourtant cet éloge, que depuis Vespasien ils sont devenus plus rangés et plus sobres, qu’ils ont perdu le goût des prodigalités insensées, et il attribue cette réforme à l’introduction de plus en plus fréquente des provinciaux à Rome. Cette vieille aristocratie romaine avait pris dans une domination de six siècles des habitudes de luxe et de profusion qu’elle conserva sous l’empire pour essayer de s’étourdir. Il lui fallait des palais somptueux, d’immenses domaines, des armées d’esclaves, des villas qui étaient des villes, des bassins qui étaient des lacs, des parcs qui étaient des forêts. La noblesse nouvelle qui la remplaça venait des provinces, et naturellement elle apportait dans la capitale du monde les habitudes des petites villes, la simplicité des fortunes modestes, la familiarité des relations bourgeoises, la pratique des vertus de famille. L’exemple fut donné par les empereurs, qui étaient aussi des provinciaux. L’Espagnol Trajan fut appelé optimus par le sénat parce qu’il ne se crut pas dispensé de conserver sur le trône les habitudes de la vie privée et qu’il continua d’aimer ses amis, comme s’il n’était pas empereur. Antonin, qui était Gaulois d’origine[1], pensait comme Trajan. Un jour que Marc-Aurèle pleurait la mort d’un de ses maîtres, Apollonius de Chalcis, les courtisans, qui ne pleurent pas pour si peu, se montraient surpris et scandalisés de sa douleur, « Laissez-le donc être homme, leur répondit Antonin, ni la philosophie ni l’empire n’empêchent d’avoir du cœur ». Encore plus que Trajan et que Vespasien, il détestait la représentation et le faste. Il cherchait à faire son métier d’empereur le plus simplement possible. Jamais on ne vit un prince aimer moins la pourpre et les soldats. Il était de ces esprits téméraires et subversifs qui ne croient pas que le salut des empires soit attaché au respect de l’étiquette. On l’abordait sans peine, et il traitait familièrement ses amis. Fronton ne semble pas gêné quand il lui écrit, et il ne se croit pas obligé de prendre un air officiel. Les réponses d’Antonin sont pleines de bonhomie et de grâce. Tout prince qu’il était, il souriait à l’occasion, et ne se dispensait pas d’avoir de l’esprit quand il pouvait. En répondant à

  1. Nîmes, d’où sortait la famille d’Antonin, se prépare à lui élever une statue qui est due au talent distingué d’un jeune sculpteur du pays, M. Bosc. Peut-être quelques personnes seront-elles tentées de trouver que la reconnaissance des Nîmois remonte un peu haut ; mais ceux qui ont visité ce beau pays, si plein de souvenirs antiques, ne seront pas de cette opinion. Quand on voit ces monumens si entiers, si bien conservés, si frais, il semble que ce passé est d’hier, et le bon empereur que les Nîmois vont fêter paraît presque un contemporain.