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qui il se lia d’une amitié étroite, cimentée d’une communauté de principes et de sentimens. Il acquit la connaissance de la langue et de la littérature allemande, et voua à Klopstock un culte qui ne savait pas encore s’étendre jusqu’à Goethe[1].

Pendant ce temps-là on l’insultait en France. Le nom de Camille Jordan y était devenu l’enseigne d’un parti et le point de mire des risées ou des haines. On le disait en correspondance avec Rome, un pur papiste. Marie-Joseph Chénier faisait paraître sa brochure : Pie VI et Louis XVIII, conférence théologique et politique trouvée dans les papiers du cardinal Doria, traduite de l’italien par M.-J. Chénier, avec approbation et aux dépens du concile national de France. Pie VI, chassé de Rome, était censé rencontrer Louis XVIII, et l’un et l’autre se racontaient leurs malheurs ; mais ce n’était pas sans se dire beaucoup de vérités. Dans leur double récit, quantité de noms propres se rencontraient, et, à vrai dire, l’épître était à leur adresse. Chénier soignait tous ses collègues ou confrères, les écrivains ou députés qui n’étaient pas de son bord. La journée du 18 fructidor y était célébrée sous forme d’anathème. Après que Louis XVIII s’était plaint de ce que les républicains avaient battu sa livrée, Pie VI, reprenant à son tour, disait :

Ils ont le même jour battu la mienne aussi.
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Quels hommes j’ai perdus ! j’avais saint du Vaucelle,
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Le clément saint Rovère
L’éloquent saint Gallais
Saint Mailho
Saint Quatremère
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Saint Laharpe
  1. Camille Jordan visita Goethe à Weimar, mais il ne le vit pas dans un de ses meilleurs jours. Mme de Staël, pendant son voyage d’Allemagne en 1804, écrivait à Dogérando : « J’ai beaucoup vu Schiller et Goethe ici ; Goethe est en conversation un homme extraordinairement remarquable. On me dit que Camille Jordan lui-même ne l’a pas vu dans sa belle humeur ; en ce cas, il ne peut le connaître. » Cependant Goethe, toujours attentif, avait pris, de son côté, une juste idée de Camille Jordan et de son caractère. Dans la partie de ses Mémoires qui a pour titre Campagne de France, à la dernière page, après avoir parlé des différens essaims d’émigrés qui traversèrent successivement l’Allemagne et qui s’y firent estimer par leur résignation, leur patience, leurs industrieux efforts pour gagner leur vie en travaillant : « Ils ont su, ajoute-t-il, se rendre assez intéressans pour faire oublier les défauts de la plupart de leurs frères et pour changer l’antipathie en une faveur décidée. Cette impression profita à ceux qui vinrent après eux et qui plus tard s’établirent dans la Thuringe. Parmi ces derniers, je n’ai besoin que de citer Mounier et Camille Jordan pour justifier le préjugé en faveur de la colonie entière, qui, sans se conduire comme ces hommes, ne se montra pas néanmoins indigne d’eux.