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de Camille Jordan ne s’arrête pas sur ce sentiment de méfiance et de répulsion ; elle se continue et se tempère par les réflexions qui suivent et que termine une cordiale allocution. Je ne fais encore un coup qu’indiquer des points. L’accusation d’avoir entravé la paix est un autre thème qui prête à un nouveau mouvement. Les dernières paroles sont un vœu patriotique, non pas le vœu de l’antique Camille s’éloignant des murs de Rome, mais celui du citoyen respectueux et plein de tendresse pour son pays. même lorsqu’il est contraint de s’en bannir et qu’il a à courber la tête sous une grande iniquité publique. Son dernier cri est un cri d’espérance :


« Après un si effroyable revers, que le désespoir du salut de la patrie ne gagne pas nos cœurs, il serait le plus grand de tous les maux. Que l’espérance se conserve, qu’elle anime tout encore. Vous, députés honnêtes, qui restez mêlés aux tyrans de votre pays, mais que tous les bons citoyens distinguent et plaignent, vous ne pouvez plus opérer le bien, arrêtez quelquefois le mal. Soutenez l’état sur son penchant… Vous, juges vertueux, intègres administrateurs, que vos départemens ont le bonheur de conserver encore, continuez à exercer dans l’ombre des vertus que sentent vos concitoyens et qu’ignorent vos tyrans ; que des mesures atroces s’adoucissent en passant par vos bienfaisantes mains, et que du moins le magistrat se montre meilleur que la loi. Vous, simples citoyens, ne cessez de réclamer ces assemblées primaires qu’aucune puissance n’a droit à vous ravir… Dites-vous bien que telle est en France l’immense majorité des amis de l’ordre, que, même après qu’elle est décimée, il en reste partout assez pour comprimer la horde impure qui a juré le pillage de vos fortunes et l’assassinat de vos personnes. Imitons ainsi l’infatigable constance des méchans. Persévérons à vouloir le triomphe des lois… »


Camille Jordan ne ressemble point à ces émigrés qui prêchent l’abstention à leurs concitoyens : c’est qu’il n’est pas un émigré, il n’est qu’un proscrit.

J’ai dit que dans la nuit du 18 au 19 fructidor, Degérando, avec ce zèle dans l’amitié qu’on lui connut toujours, mais qui s’enhardissait alors de tout le feu de la jeunesse, avait dérobé Camille à l’horreur d’être déporté à Sinnamari avec Barbé-Marbois et autres nobles victimes. J’emprunte une expression qui doit être de Degérando même et qui lui ressemble : il prit en main, si l’on peut ainsi parler, les affaires d’un exil qu’il aurait voulu partager, et il n’eut de repos que quand, grâce à lui, son ami eut réussi à passer la frontière. Les deux inséparables, Oreste et Pylade (comme on les appela depuis), se rendirent d’abord à Bâle, et de là en Souabe, à Tubingen, à Weimar. Camille retrouva en Allemagne Mounier, avec