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L’inquisiteur Borrelli pénétra en 1378 dans la région haute du versant français et y fit arrêter 150 vaudois qui furent conduits à Grenoble et mis à mort ou condamnés à la prison. Ce n’est qu’en 1400 que le versant italien a été abordé par une bande dont l’histoire a recueilli les ravages. Elle y pénétra du versant français par la vallée de Briançon et de Bardonnèche. Arrivée à Suse, elle rebroussa chemin, franchit les montagnes qui séparent les eaux de la Dora de celles du Chisone, et tomba sur les habitans de Pragela à un moment de l’année où ceux-ci pouvaient se croire à l’abri de toute attaque de ce côté, car c’était aux fêtes de Noël, et la neige à cette époque ferme ordinairement les cols supérieurs. La population, surprise et sans défense, s’enfuit sur une montagne vaudoise qui a porté dès lors le nom de Montagne du refuge, en patois du pays Albergan : triste refuge, car on n’échappa au fer et au feu de l’envahisseur que pour tomber victime du climat de cette région élevée ; 80 enfans furent trouvés morts le lendemain au sommet de la montagne. Il faut dire à l’honneur de l’époque qu’il y eut un soulèvement d’indignation sur les deux versans à la nouvelle de cette razzia. Le pape lui-même écrivit à son inquisiteur de procéder à l’avenir avec plus de modération, de crainte, dit-il, que l’hérésie n’en reçoive des encouragemens.

Ce mécontentement indiquait un esprit nouveau dans la société civile. Deux siècles auparavant, l’accord était parfait entre les deux sociétés. Ce que l’église voulait, l’état l’accomplissait ; ce que l’une retranchait de. son sein comme hérétique, l’autre le retranchait du monde comme ennemi. S’il y avait protestation contre les cruautés commises, elle venait plutôt de quelques hommes véritablement pieux de la société religieuse que des membres de la société laïque. Nous avons vainement cherché dans les documens contemporains émanés d’écrivains catholiques un cri de la conscience contre les iniquités de la croisade albigeoise ; nous n’avons entendu que le cri des victimes, protestant contre la violence au nom d’une idée théologique. Partout, en dehors des sectes et de leurs protecteurs, les cœurs restent fermés à la tolérance et à la pitié ; mais au XVe siècle l’esprit civil et laïque commence à se mouvoir sur le monde, et les deux sociétés, quoique toujours étroitement unies, rencontrent néanmoins des points où leurs tendances respectives se séparent. Le bras séculier n’obéit plus toujours à la volonté religieuse, souvent même il se lève contre elle. La papauté ne le fait plus mouvoir avec le fanatisme seul, et il faut qu’elle mette en œuvre les passions contemporaines, l’orgueil, l’intérêt, les jalousies des princes, l’antagonisme des races. Ce n’est pas de nos jours que ce dernier mobile a été pour la première fois employé. La politique de Rome s’en est servie bien avant nos prôneurs modernes de nationalités.