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de la même trempe que ceux de la nôtre. Ils restent courbés sous le poids de l’invisible et du surnaturel, et c’est par leur énorme faculté de croire qu’ils échappent à la croyance traditionnelle. Sur ces consciences dominées par la foi, agitées par ce vent d’en haut « qui souffle où il veut, » la théocratie n’a pu maintenir son empire qu’à l’aide des hautes pressions politiques et séculières, et partout où ces pressions ont été neutralisées par une civilisation développée en sens contraire, comme cela est arrivé dans le midi de la France, la conscience religieuse du moyen âge a éclaté, l’orthodoxie a été rompue, les sectes et les hérésies ont fait irruption.

La papauté hésita d’abord sur les moyens à prendre pour arrêter les progrès des doctrines hétérodoxes. Deux voies s’ouvraient devant elle, celle de la persuasion, celle de la force. La force, il ne fallait pas y songer. Comment armer contre leurs vassaux ces barons protecteurs de sectes ou sectaires eux-mêmes ? La civilisation méridionale avait commencé d’accomplir l’œuvre de la séparation du temporel et du spirituel, après laquelle soupire encore la civilisation moderne. L’église avait été désarmée du glaive de la persécution. Le fanatisme s’était endormi aux chants des troubadours, et il n’y avait pas à espérer de le réveiller dans les pays de langue d’oc. Devant cette abstention du bras séculier, Innocent III essaya d’abord de la persuasion. Les historiens ont accordé peu d’attention aux efforts qui furent tentés pour ramener le midi dans le giron par les armes de l’esprit. Cette croisade missionnaire, qui dura près de dix ans, où l’on voit Rome lutter corps à corps avec les sectes sur le terrain théologique et moral, forme pourtant un tableau qui pique plus vivement la curiosité que les exterminations épouvantables qui vont suivre.


II

Dès que les légats d’Innocent III eurent reconnu que l’épée des barons ne sortirait pas du fourreau pour défendre l’église menacée, ils organisèrent des missions, inondèrent les versans des Alpes et des Pyrénées de moines prêcheurs et se mirent eux-mêmes à la tête du mouvement. Bientôt tout le midi retentit du bruit des controverses sur les caractères de la véritable église, sur les pouvoirs temporels et spirituels, et sur le Satan créé ou incréé. L’orthodoxie avait certainement l’avantage de la position théologique sur l’une des deux sectes, et les rêveries extra-chrétiennes du catharisme n’auraient pu affronter une discussion sérieuse ; mais sur le terrain de la morale elle était d’une faiblesse extrême devant l’austérité des mœurs sectaires. Le train princier des légats, leur faste