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indépendance. Le spectacle de l’austérité albigeoise et vaudoise l’étonne et l’attire. Elle suspend le cours ordinaire de sa vie mondaine et raffinée pour regarder, et, par un de ces contrastes où se plaît la nature humaine, elle passe sans transition de ses fêtes, de ses tournois, de ses cours d’amour, aux assemblées d’un culte sévère, pauvre et nu, qui ne parle qu’à l’âme. Gaston IV, vicomte de Béarn, Gérald IV, comte d’Armagnac, Bernard IV, comte de Comminges, Raymond-Roger, comte de Foix, tous les grands noms du midi, et le plus grand de tous, Raymond VI, comte de Toulouse, deviennent les protecteurs de l’une et l’autre secte, et vont à la congrégation hérétique. Le comte de Foix fréquente l’assemblée cathare, et de ses deux sœurs l’une est vaudoise, l’autre, la belle Esclarmonde, est albigeoise. Au château de Toulouse, dans la demeure même du « grand Ramon, » comme l’appelle Guillaume de Tudèle, se tenait le culte des purs, et le comte y assiste, s’agenouille avec les autres croyans, communie avec eux par le baiser de paix qui terminait la cérémonie. Il avait en grande révérence, dit Guillaume de Puy-Laurent, la consolation hérétique et les consolateurs, et dans ses expéditions guerrières et ses voyages il emmenait toujours un parfait avec lui en guise de chapelain pour se faire administrer le sacrement de la secte en cas de blessure ou de maladie mortelle. Il ne voulait pas mourir sans être délivré de la domination de Satan. Ses mœurs ne ressemblaient guère à celles des parfaits, si l’on en croit les écrivains catholiques, mais il n’en avait pas moins les parfaits en grande estime. « Je sais, disait-il souvent, que pour ces bonshommes je perdrai ma terre ; eh bien ! la perte de ma terre, et même celle de ma tête, je suis décidé à tout endurer. »

On ne saurait s’expliquer comment a pu se produire cette grande rupture de l’unité catholique, si l’on n’avait pas une idée plus exacte de la constitution politique et sociale du midi de la France au moment où elle a éclaté. La race méridionale s’était donné de bonne heure une organisation sociale des plus favorables au développement de l’individualisme politique et religieux, une sorte de confédération féodale unie par des liens très relâchés, sans organe spécial d’unité, mais dont tous les membres étaient animés d’un vif esprit d’indépendance et de nationalité. Sous ce couvert d’existences indépendantes et se faisant équilibre entre elles, la liberté, qui n’est jamais, quoi qu’on fasse, que le résultat de la pondération des forces limitées par un contrôle mutuel, la liberté sous toutes ses formes avait poussé vigoureusement : la commune, rejeton du municipe romain, était née, et le sol de la langue d’oc s’était chargé de villes prospères, industrieuses, entourées de leurs