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Ces piqûres de la littérature légère ne sont guère dangereuses pour une théocratie qui règne dans l’état et dans la famille. Voltaire et son école ont plutôt affermi qu’ébranlé le catholicisme de France. L’action d’Érasme et des humanistes de son temps n’eut pas des résultats plus sensibles, et, sans l’arrivée des sectaires religieux, l’école des troubadours n’eût pas sérieusement inquiété la domination de Rome sur le midi de la France. Pour l’ébranler, il fallait les apôtres vaudois et cathares : ils avaient la foi, une foi ardente ; ils vivaient par elle et pour elle, et elle produisait en eux ce genre de vie étrange qui frappa d’étonnement un peuple à imagination vive. L’austérité de leurs mœurs provoque des comparaisons avec celles du clergé dominant. Toutes les colères, toutes les haines sourdes qui couvent au fond des cœurs contre la domination et les richesses des prélats et des clercs se précisent et savent désormais à qui s’en prendre. Le peuple se détourne des cérémonies officielles et court à celles des nouveau-venus avec l’entraînement du caractère méridional. Autour de l’apôtre errant se presse la foule avide, curieuse d’abord, attentive bientôt, convertie d’avance à la foi nouvelle. Il parle l’Évangile à la main, l’Évangile en langue vulgaire, à la portée de tous, et il peut asseoir à l’aise sur cette base ses doctrines particulières, car de ce livre les foules du moyen âge ne savent qu’une chose, qu’il est le livre de Dieu, dont l’église avait par système interdit la lecture au peuple. Les sectes ont traduit ce code primitif du christianisme, ce fut leur honneur et leur force devant la république chrétienne. Se figure-t-on la puissance du sectaire armé de la parole divine sur des foules incapables de le contrôler, qui croient que par ce livre Dieu parle à l’humanité ! Sa prédication renouvelle les merveilles de celle des premiers apôtres. On se précipite dans le sanctuaire hérétique pour échapper à l’oppression orthodoxe. La congrégation se forme instantanément, simple et primitive autour de l’apôtre vaudois, compliquée et divisée en degrés d’initiation autour du cathare, et la congrégation, en se multipliant, couvre en quelques années, dit le poète provençal Guillaume de Tudèle, le Carcassonnais, l’Albigeois, le Lauraguais, le pays de Béziers à Bordeaux, « et, ajoute-t-il, qui dirait plus ne mentirait pas. » En 1198, année de l’avènement au trône pontifical d’Innocent III, du pape qui va porter le fer et le feu parmi cette étonnante végétation sectaire, l’hérésie a gagné la Guienne, la Gascogne et la Provence en-deçà du Rhône, le raidi presque tout entier.

Le mouvement n’entraîna pas seulement les classes inférieures, les petites gens ; il gagna les hautes classes, cette brillante chevalerie méridionale, si fière de sa civilisation, de sa noblesse et de son