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dialectes nationaux et des institutions locales. Tel est d’ailleurs le programme que semblent avoir adopté les hommes d’état qui dirigent les affaires dans les deux moitiés de l’empire. Seulement il est bon de ne pas se faire d’illusion sur les difficultés qu’ils rencontreront dans l’accomplissement de leur tâche. Ces difficultés, il en faut mesurer toute la gravité, afin de mieux apprécier le mérite de ceux qui parviendront à les vaincre, et aussi afin de provoquer le concours et de réchauffer le zèle de tous les hommes de bonne volonté. C’est en ce sens que parlait récemment M. de Beust avec une franchise dont il faut le louer sans réserve. « Nous gravissons, disait-il, une montagne escarpée : le char est lourd, la route est mauvaise et bordée de précipices. Pour que nous arrivions au sommet, il faut que tout le monde donne son coup d’épaule. »

Qui n’a pas visité les différentes provinces de l’Autriche après la guerre de 1866 ne peut s’imaginer les obstacles sans nombre qui semblaient s’opposer à la reconstitution de l’empire. Tout paraissait annoncer une dissolution prochaine, irrémédiable. Ce n’étaient que conflits de nationalités aigries, chocs de prétentions inconciliables, jalousies invétérées de races diverses cantonnées dans leurs territoires respectifs ou, ce qui est plus fâcheux encore, entremêlées dans le même district, réclamations violentes de vingt dialectes différens exigeant tous des droits égaux, opposition des privilèges héréditaires et des exigences de l’organisation moderne, inextricable mêlée de haines, de rancunes, d’aspirations contradictoires, chaque province enfin agitée par quelque question brûlante, menaçante pour le repos ou l’intégrité de l’empire : — dans le Tyrol italien, le vœu tout au moins très bruyant de s’unir à l’Italie ; dans le Tyrol allemand, une population fanatique surexcitée par les prédications ultramontaines ; à Vienne, la question du concordat mettant aux prises les défenseurs de la domination de l’église et les partisans des idées modernes ; à Trieste, un groupe italianissime décrié, mais remuant, saisissant toutes les occasions de faire des manifestations anti-autrichiennes ; à Fiume, la guerre civile déclarée entre le parti national croate et les amis de la Hongrie ; à Agram, les Slaves exaspérés contre l’union avec la Hongrie et maudissant l’Autriche, qui les abandonne à leurs anciens ennemis ; dans le Banat, les Serbes tournant les yeux vers Belgrade et rêvant le rétablissement de l’empire de Douchan sous la protection de la Russie ; en Transylvanie, les Roumains humiliés, parlant de Bucharest et se comptant en silence, eux les plus nombreux ; les Saxons inquiets se méfiant des Magyars et n’acceptant qu’à regret l’organisation nouvelle ; en Hongrie, les populations appauvries par les mauvaises récoltes, presqu’en proie à la famine, incapables de payer les