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voyez la chance, tout lui sourit ; il gagne, il chante, plus de procès, de duel, c’est à qui lui tendra la main ; sa maîtresse, qui tantôt le haïssait, l’adore, le lui dit. Quel officier d’opéra-comique à ce prix ne voudrait mourir ? — C’est le sujet de l’acte, qui, pour la distribution musicale, rappelle beaucoup les Diamants de la Couronne. Même richesse, même élégance de détails, même profusion d’incidens, même semis d’éblouissans motifs sur le délicat tissu de l’harmonie. On croirait par moment voir se dérouler une de ces écharpes de Bénarès constellées de pierres précieuses. Perle rare en effet et de la plus belle eau, cette mélodie indienne si voluptueusement modulée par la jolie Mlle Roze ; diamans et saphirs tous ces récits dialogues, toutes ces pièces d’orchestre d’un art si net, si fin, si distingué ! Cet acte, très serré, très brillant, traité d’un bout à l’autre, conduit d’une main sobre à la fois et vigoureuse, se termine par une sorte de défi héroïque de la jeunesse à la mort, strette chaleureuse, passionnée, et que M. Capoul enlève fort vaillamment. Inutile maintenant d’ajouter que le cher cousin n’est point mort, cela se devine. Sur les dernières mesures d’une phrase pleine de douce langueur et dite sotto voce par les deux femmes en manière d’invocation à la nuit, l’intéressant touriste reparaît leste et pimpant. Nouvelle malencontre pour le colonel de Maillepré, puisque ce retour, en l’empêchant d’être fusillé, l’atteint dans son amour, chose bien autrement précieuse que sa vie. Si le cousin épouse sa cousine, le colonel perd sa maîtresse. « Vivre sans elle, mieux vaut mourir ! » Il refuse sa liberté, reste et demande qu’on charge les armes et qu’on ne lui bande pas les yeux. Ici le cousin commencé à sourciller, car lui aussi est prisonnier ; s’il est là présent et vivant, c’est par grâce, et parce que le général français, qui veut sauver son ami Maillepré, l’a dépêché en toute hâte, mais à la condition formelle et garantie sur son honneur de gentleman que, s’il arrivait trop tard pour empêcher la catastrophe, il reviendrait immédiatement au camp se faire à son tour fusiller. Or le cousin tient à ne pas mourir, et veut en même temps ne point manquer à sa parole. Entre sa vie et son amour, son cœur ne balance guère, et quand il apprend qu’il faut sombrer avec Maillepré ou renoncer à sa belle cousine, il jette assez gaîment son amour à la mer, ce qui réjouit à l’instant le vieux Neptune, qui rengorge son courroux et fait luire pour le colonel son premier jour de bonheur.

La partition que M. Auber vient d’écrire sur ce joli poème est sinon la mieux réussie, du moins celle qui a le mieux réussi de toutes les partitions de cette période agréablement et complaisamment prolongée depuis quinze ans, et qu’on pourrait appeler la période de ses adieux au public. Le cycle n’embrasse pas moins de cinq ouvrages : Manon Lescaut, Jenny Bell, Marco Spada, la Circassienne, la Fiancée du Roi de Garbe, œuvres de mérite où la décadence ne se trahit point davantage, et qui probablement n’ont dû leur insuccès qu’à des circonstances tout