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souffrance il serait resté du moins à l’abri des vulgaires épreuves. Mais que serait-il arrivé de lui si, au lieu de trouver une Mme de Clèves, il eût rencontré sur son chemin cette autre personne qu’on entrevoit dans le petit roman, Mme de Tournon ? Celle-là se fait un jeu de tout ce qui est la grande affaire pour Mme de Clèves, et elle trompe un peu tout le monde. Elle est veuve, elle prend un amant, le jeune Sancerre, à qui elle promet de l’épouser, et après quelque temps elle prend un second amant, d’Estouteville, à qui elle promet encore plus de n’épouser que lui, et elle se ménage déjà l’intervention de son père pour se faire imposer le choix du second. Elle écrit à l’un et à l’autre comme si elle les aimait tous les deux en même temps, elle brouille tout, elle se perd dans l’intrigue ; elle finirait fort mal peut-être lorsque la mort vient la tirer d’embarras, mais non sans éclairer les deux amans sur la déconvenue de leurs amours, sur le rôle qu’ils jouaient sans le savoir. Mme de Tournon, c’est la femme vulgaire de tous les temps. Qu’eût fait le pauvre Pascal, s’il s’était trouvé en pareille aventure ? Il eût été bien gauche, j’imagine ; il aurait ressenti une désillusion cruelle ; comme le jeune Sancerre, qui ne peut en revenir, qui accuse et pardonne, qui ne peut s’empêcher de s’affliger de la mort de Mme de Tournon et de se reprocher son affliction, qui passe de l’amour à la haine, des regrets aux imprécations, comme Sancerre, il eût dit : « Je ne puis ni haïr, ni aimer sa mémoire ; je ne puis me consoler ni m’affliger… » Et mieux encore peut-être il eût ajouté une suite imprévue à son premier Discours, il eût écrit le livre plus douloureux des déceptions imméritées. Il eût développé cette idée qu’il n’a jetée qu’en passant dans le feu de ses premières illusions : « l’égarement à aimer en divers endroits est aussi monstrueux que l’injustice dans l’esprit. » Dernier mot d’une âme naïve : c’est une injustice ! Mais ceci n’est qu’un rêve sur les sentimens intimes de Pascal et sur ce qui aurait pu lui arriver dans cette vie mondaine, dont on ne sait que ce qu’il laisse à peine entrevoir ou ce qu’on a dit pour lui.

C’est dans l’entraînement même de cette vie mondaine que Pascal se sentit tout à coup ressaisi par la grâce. Y avait-il eu réellement pour lui quelque déception ? Fut-il frappé de l’accident du pont de Neuilly, où il faillit périr ? La maladie réagissait-elle sur son esprit ? N’y eut-il pas plus simplement un réveil naturel des sentimens religieux qu’il avait nourris avant cette émancipation passagère ? Ce qui est certain, c’est que dès ce moment il s’évadait en quelque sorte de sa vie de plaisirs ; il avait trente et un ans. « Pour parvenir à ce dessein et rompre toutes ses habitudes, dit Mme Périer, il changea de quartier et fut demeurer quelque temps