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d’une âme désespérée qui tremble sans cesse de voir échapper sa croyance et qui lutte avec elle-même sans pouvoir être satisfaite ? Il semblait bien sentir le péril de ces extrémités quand il disait avec une sorte d’impatience, laissant percer un désir ou un regret : « Qui tient le juste milieu ? qu’il paraisse et qu’il le prouve. » Mais il n’était pas fait pour ces tranquilles conquêtes de la raison maîtresse d’elle-même, se reposant dans un juste milieu commode, et c’est la grandeur originale de sa nature.

On l’a appelé un sceptique. Il est certain du moins que les apologistes ordinaires de la religion ne se seraient pas avisés de ces étranges démonstrations devant lesquelles l’esprit reste plus ébloui, plus étonné que convaincu, et, sans méconnaître la sincérité profonde de Pascal, on peut dire qu’il y a chez lui un effort héroïque pour retenir sa pensée, pour l’empêcher d’éclater de toutes parts, pour la ramener au niveau du temps où il vivait. Cette hardiesse, qui est l’essence du génie de Pascal, pouvait le conduire loin, même en politique aussi bien qu’en religion ; elle faisait, de lui, sinon un précurseur de certaines idées qui ont fait leur chemin, tout au moins un penseur hautain et singulièrement clairvoyant qui ne se laissait pas abuser par les apparences. La bonne Mme Périer raconte que Pascal était très zélé pour le service du roi, qu’il n’avait voulu prendre aucune part aux troubles de Paris, et qu’il avait toujours appelé des prétextes toutes les raisons qu’on donnait pour justifier la rébellion. Je le crois bien, Pascal n’était pas un de Retz. Ce n’est pas en cela qu’un génie de cette trempe se décèle ; il voit de plus haut et plus loin ; il porte en lui-même la mesure idéale des choses ; il sait bien ce que valent les fictions et les apparences devant lesquelles le vulgaire s’incline, même quand il lui arrive de se révolter contre elles, et le plus emporté des frondeurs, en bataillant dans les rues de Paris, n’était point aussi hardi que ce simple penseur, quand il parlait d’un accent ironique et méprisant du respect qu’on devait à la force, de la tyrannie de la coutume, de l’iniquité des lois, quand il disait de l’hérédité monarchique en plein règne de Louis XIV : « Le plus grand des maux est les guerres civiles. Elles sont sûres, si on veut récompenser les mérites, car tous diront qu’ils méritent. Le mal à craindre d’un sot qui succède par droit de naissance n’est ni si grand ni si sûr. — La puissance des rois est fondée sur la raison et sur la folie du peuple, et bien plus sur la folie… — On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de meilleure maison… »

Le plus hardi des politiques n’aurait pas eu ces saillies de Pascal sur les variations de la justice et de la vérité selon le degré de latitude ; il n’aurait pas parlé de la guerre comme d’un meurtre