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nos misères qui nous touchent, qui nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève. » C’est que dans ce « canton détourné de la nature » où il se démène, l’homme seul a le privilège de penser, d’avoir la conscience de son propre état, même quand il cherche à étourdir et à piper cette conscience. S’il est misérable, il se sent misérable, c’est sa grandeur. « Misères de grand seigneur et de roi dépossédé ! » Si faible qu’il soit, il domine l’univers, qui s’ignore lui-même. Il souffre, mais il sait qu’il souffre. Il va s’éteindre après une vie de quelques jours, mais il sait qu’il meurt, et qu’il va chercher le dernier mot de cet inconnu qui le tourmente. Toute sa dignité est dans la pensée. — Grandeur et misère, voilà la contradiction éternelle dans laquelle se joue la verve impérieuse et brûlante de Pascal, tour à tour abaissant dédaigneusement l’homme jusqu’à terre ou le relevant avec un affectueux respect. Mais comment concilier tous ces contrastes, qui sont le mystère de la destinée humaine ? Comment expliquer tant de malheur à côté de tant de noblesse et apaiser ce sentiment de l’infini que l’âme porte en elle dans son ennui et dans son désespoir ? C’est ici que le chrétien reparaît, que l’apologiste d’une doctrine triomphe tout à coup, et que, saisissant l’homme, sans plus le laisser respirer, il le presse, le harcèle, le conduit à l’intelligence de la religion, qui seule explique tout, pour le pousser aussitôt dans la soumission, qui n’explique rien, mais où l’âme se repose de ses doutes et de ses angoisses mortelles.

Et le voilà ajoutant une scène à son drame, imaginant cet étrange pari où il met tout, Dieu, la vie future, l’inconnu, sur un coup de dé. il s’agit de savoir si Dieu est ou s’il n’est pas. Que gagerez-vous ? — Mais je ne veux pas parier du tout, répondez-vous. — Ah ! « il faut parier, cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrez-vous donc ? » Voyons, pesons le gain et la perte, pariez pour Dieu. Si vous gagnez, vous gagnez tout, il y a une éternité de vie et de bonheur. Si vous perdez, vous ne perdez rien. Quel mal vous arrivera-t-il de prendre ce parti ? Vous aurez été honnête, fidèle, bienfaisant, et vous vous serez privé tout au plus de quelques plaisirs. — Mais je ne suis pas libre de parier, ajouterez-vous. Il faut croire d’abord, et je ne puis. — Ah : vous ne pouvez croire, reprend Pascal, c’est que vous ne suivez pas le bon chemin ; apprenez de ceux qui se sont guéris du mal dont vous voulez vous guérir. « Suivez la manière par où ils ont commencé ; c’est en faisant comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. » Ainsi procède cet impétueux génie, mettant tout simplement Dieu et l’enfer à croix ou pile. Est-ce une ironie ? est-ce l’acte