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lui-même et en peignant les autres. De là le caractère personnel et animé de cette puissante ébauche des Pensées, vrai drame conduit par la main fiévreuse de quelqu’Hamlet chrétien qui n’a pas eu le temps d’aller jusqu’au bout et de coordonner son œuvre.

L’univers est le théâtre. «… Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté,… qu’il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers, etc. » Le héros, c’est l’homme. Et qu’est-ce que l’homme aux yeux de Pascal ? Le plus grand des êtres et la plus misérable des créatures, c’est-à-dire le résumé vivant de tous les contrastes, un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant. Il ne peut faire un pas sans toucher la borne de sa puissance. Tout ce qu’il fait lui donne la mesure de sa faiblesse, lui révèle la vanité et la fragilité de ses efforts. Il n’a que quelques instans de vie, et il ne sait pas même comment les employer ; il passe ses heures à chercher les moyens d’oublier qu’il est né d’hier et qu’il va disparaître demain, à s’environner d’objets qui l’occupent, le passionnent et le trompent, à tuer le temps qui va le tuer. A quoi tiennent « les agitations des hommes, les périls et les peines où ils s’exposent, tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises ?… » A ce besoin qu’a l’homme de sortir de lui-même. Il faut qu’il se divertisse, ou qu’il soit diverti pour éviter de songer à lui et à sa condition. Il faut qu’il fasse la guerre, qu’il poursuive la fortune et les grands emplois, ou qu’il s’amuse au jeu et aux conversations des femmes. « Prenez-y garde : qu’est-ce autre chose d’être surintendant, chancelier, premier président, sinon d’être en une condition où l’on a dès le matin un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes ? » L’homme croit sincèrement chercher le repos, et en réalité il ne cherche que l’agitation, le tracas pour s’étourdir. « Ainsi s’écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles, et, si on les a surmontés, le repos devient insupportable, car ou l’on pense aux misères qu’on a ou à celles qui nous menacent. Et, quand on se verrait même à l’abri de toutes parts, l’ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir au fond du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin… »

Rassemblez tous ces traits, certes ils formeront dans leur enchaînement un monologue d’une éloquence brusque, entrecoupée, saisissante sur la misère de l’homme. Dans cette faiblesse même cependant et jusque dans cet ennui, vulgaire en certaines âmes, sublime en d’autres, il y a un invincible pressentiment de l’inconnu, une indéfinissable aspiration vers l’infini. « Malgré la vue de toutes