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Et le livre de M. Michelet, direz-vous, voilà que vous vous en écartez beaucoup. Nullement, car dans les pages qui précèdent nous n’avons, tout en développant nos propres impressions sur la poésie de la montagne, fait qu’insister sur les deux seuls reproches qu’on puisse adresser au charmant ouvrage de l’historien. Le premier de ces reproches, c’est que la montagne y fait plutôt figure scientifique que figure poétique. M. Michelet semble avoir partagé l’embarras des poètes de tous les temps à l’endroit de ces masses altières, plus faciles à admirer qu’à célébrer dignement. Sur les trois cent soixante pages dont se compose son livre, la montagne proprement dite n’en occupe pas plus de cent ; le reste appartient à ses dépendances, mais surtout à la vallée. Oui, quelles que soient ses exhortations pour nous inviter à gravir les hautes cimes, M. Michelet reste lui-même dans la plaine, et ce n’est pas nous qui nous en plaindrons, puisque la plaine lui a fourni ses pages les plus heureuses. Il nous montre du doigt les glaciers, mais il séjourne au milieu des fleurs et nous décrit leurs passions ardentes et leurs merveilleuses ruses d’amour, ou bien, fidèle à ses habitudes d’historien, il nous raconte le passé de l’Engadine et reporte notre imagination vers ces époques où le microscopique pays des Grisons décida plus d’une fois des destinées ultérieures de nos énormes états modernes ; quelque chose comme Lilliput qui déciderait du pays de Brobdingnag. Le livre de M. Michelet serait donc beaucoup mieux intitulé la Vallée que la Montagne ; mais c’est à peine une critique que nous adressons à l’illustre écrivain, car si les montagnes ont résisté à un poète tel que lui, c’est qu’elles avaient résisté à bien d’autres auparavant.

Le second reproche est un peu plus sérieux. Un grave sentiment remplit tout le livre de M. Michelet : c’est que les hautes montagnes sont un temple et un autel, et que leurs cimes sont les lieux où Dieu aime à se rendre visible. Or ce sentiment n’est point particulièrement propre à M. Michelet, il n’a pas été le premier à le ressentir ; il a eu des devanciers, et parmi ces devanciers les trois grands poètes qui seuls ont compris la sublimité religieuse des montagnes et ont trouvé leur poésie ailleurs que dans les fantastiques hallucinations de l’imagination populaire. M. Michelet n’a pas rendu à ces devanciers la justice qu’ils méritent, et en là leur refusant il a été injuste envers lui-même, car le sentiment qu’il a exprimé est exactement le même qu’ils ont ressenti.

Il y a cependant dans cette première partie, consacrée exclusivement à la montagne proprement dite, deux bien jolis chapitres. Le premier est une comparaison des doctrines opposées des géologues de France et d’Angleterre. C’est un chapitre ingénieux à l’excès, mais où la finesse n’exclut pas la vérité. M. Michelet fonde les doctrines géologiques des deux pays sur la différence des spectacles historiques qu’ils ont présentés aux yeux de leurs savans respectifs. En France, où une révolution sans exemple au monde a passé sur la société, les géologues ont