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arrivent au lit mortel, et restent là enchaînés, faisant avec une épouse de cristal la noce éternelle. »

Dans cette légende, tout ce qui appartient en propre à la Scandinavie, c’est la forme héroïque et barbare sous laquelle elle a exprimé l’attraction fatale que la montagne exerce sur les âmes trop hardies ; mais le sentiment d’où elle a jailli s’est rencontré en tout pays, notamment en Allemagne. Il existe de Louis Tieck un conte charmant et finement profond, appelé le Runenberg, où se trouve résumée l’opinion que le peuple se formait de cette attraction maudite des montagnes. Un jeune homme né dans la plaine se sent dès ses plus jeunes années un invincible amour pour les hauteurs. Il essaie des métiers innocens et pacifiques de la vallée, notamment du jardinage ; mais la culture et la compagnie des fleurs ne peuvent réprimer la turbulence de ses aspirations. Il s’échappe et s’en va élire domicile dans les montagnes, s’enivrant d’indépendance et d’air vif en poursuivant une proie qui rarement se présente et qui souvent échappe. Cependant un jour il se trouve bien las, et il s’assied sur la mousse, regrettant la vie heureuse qu’il a volontairement abandonnée, lorsqu’un étranger l’aborde et après avoir ouvert les secrets de son cœur lui inspire le désir de rendre visite au château démantelé du Runenberg. Avec ce courage de somnambule qui distingue les chasseurs de chamois, il se dirige à la clarté indécise de la lune, à travers les précipices, par les sentiers étroits, vers le Runenberg. Quel n’est pas son étonnement lorsqu’il voit la vieille salle merveilleusement illuminée, et à la lueur de cet éclairage de cristal, de pierres précieuses et de métaux, une femme qui ne paraît pas appartenir à la race des mortels. Elle chante un chant magique où elle semble évoquer des esprits qui tardent à venir, se dépouille de ses vêtemens aux, yeux du jeune chasseur, ouvre la fenêtre et jette une tablette de pierre, sur laquelle est inscrit : « Prends cela en souvenir de moi. » Puis illumination, château, apparition, tout s’évanouit, et l’aurore surprend le jeune homme pétrifié, serrant convulsivement dans sa main la tablette de pierre. Le vertige et le sommeil s’emparent de lui, il ferme les yeux et tombe tout au bas d’un précipice. Il se réveille sur un lit d’herbe et de mousse dans la vallée, se lève, et, plein d’effroi et de repentir, se rend à l’église du village voisin pour y implorer Dieu et se réconcilier avec la vie de la plaine. Réconcilié il semble en apparence, car il épouse une jeune fille du village, avec laquelle il vit heureux plusieurs années ; mais un jour ses anciennes aspirations se réveillent à la suite d’une visite mystérieuse et d’un don fatal des esprits de la montagne. Alors, saisi d’impatience et de fièvre, il abandonne son père, sa femme, ses enfans, et s’en retourne vivre en compagnie des rocs et des torrens. Longtemps après, sa famille voit arriver un visiteur étrange ; c’est le malheureux qu’on croyait mort. Il n’a plus rien d’humain, il frotte l’une contre l’autre deux pierres à l’état brut, et ses yeux étincellent en voyant l’éclat jaillir