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plus doux et de moins austère. Le sentiment qu’elles respirent est celui de la solitude, et c’est aussi la solitude qu’elles conseillent à l’homme. Je n’ai jamais gravi pour ma part le Mont-Blanc ni la Jungfrau, mais je n’ai aucune peine à comprendre le sentiment que j’aurais éprouvé en me rappelant que je n’ai jamais escaladé les plus modérées des montagnes sans me sentir comme saisi par la sauvagerie et possédé d’un farouche désir d’isolement. Elles sont aristocratiques en un double sens, d’abord parce qu’elles ne permettent pas à l’homme, ainsi que la mer, d’entrer en lutte avec leurs forces implacables comme la destinée, — vain serait-il de lutter contre les vents des hauts sommets, contre l’impétuosité de leurs torrens et la descente des avalanches, — ensuite parce qu’elles ne lui permettent aucune conversation familière avec elles. Vierges immaculées et presque inaccessibles, lorsque l’homme a gravi jusqu’à elles au prix de mille dangers, tout ce qu’elles font pour sa récompense, c’est de lui faire sentir son infimité, sa petitesse, sa faiblesse, et de lui dire par toutes leurs voix austères les méprisantes paroles des esprits à Manfred au sommet des Alpes : « Que nous veux-tu, enfant de boue ? » Elles élèvent en humiliant. Insociables, aristocratiques, elles sont en outre pour ainsi dire abstraites ; à leur point le plus sublime, à leur sommet, la nature sensible échappe presque, et l’homme se trouve en compagnie de forces invisibles qui sont comme les puissances métaphysiques de la nature. Certes Faust, lorsqu’il entreprit son voyage chez les mères, bien loin par-delà les royaumes de la douce vie sensible, n’exécuta pas un exploit beaucoup plus ontologique que le voyageur qui, parvenu au-dessus des nuages, enveloppé dans l’air incolore et dans la lumière impalpable, ne sent d’autre présence à ses côtés que celle des forces invisibles d’où jaillissent les orages.

Ce sont des régions métaphysiques dans un sens bien plus grand encore, car on dirait qu’elles sont le séjour des puissances surnaturelles qui se partagent l’empire du monde et surtout l’empire du cœur de l’homme, Dieu et Satan. Elles sont divines, elles sont diaboliques. M. Michelet, sans y beaucoup songer, a fait en plus d’un endroit de son livre parfaitement sentir ce double caractère. En décrivant l’effet produit sur l’imagination par les galeries du Splügen, « qui ont moins l’air d’un passage que d’un palais bâti sur l’abîme pour les invisibles, » il rencontre ce mot heureux : « c’est comme un cloître des esprits. » En effet, les montagnes sont les monastères de la nature, et les sentimens tout à fait grands qu’elles ont le privilège d’inspirer sont des sentimens de substance monastique. Ce que fait le cloître, les montagnes le font ; elles élèvent l’homme en le séparant de lui-même, et lui font conquérir son âme en lui faisant oublier, son cœur. Il est un point de vie morale où l’on n’atteint que par une mort véritable, et l’âme n’est jamais entière peut-être que lorsque le cœur est glacé ; mais que ceux qui aiment l’aimable servage dont notre vie sensible enveloppe notre âme n’aillent jamais au cloître et ne gravissent jamais les montagnes !