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noirs faite sous pavillon égyptien, et que, si cette chasse odieuse se perpétuait, il n’y avait de coupables qu’un certain nombre d’Européens protégés par l’intervention de leurs consuls. Du même coup le vice-roi dégageait ainsi sa responsabilité et dénonçait à l’opinion publique les juridictions consulaires et les capitulations, contre lesquelles il a entrepris depuis un an une campagne en règle. Seulement n’allait-il pas trop loin ? C’est ce que nous allons examiner.

Nous ne referons pas le bilan de la traite des noirs au Soudan égyptien, bilan dressé depuis quelques années d’une manière complète grâce aux témoignages les plus décisifs que l’opinion puisse exiger. On a vu tour à tour la chasse à l’homme monopolisée par le gouvernement[1], puis le régime du laisser-faire inauguré sous Saïd-Pacha et mis à profit par une vingtaine d’aventuriers indignes du nom d’Européens, qui doublèrent l’activité de la traite en y portant l’ardeur fiévreuse et la supériorité mercantile de l’Occident[2]. En 1861, les consuls-généraux de France, d’Angleterre et d’Autriche provoquèrent contre les négriers soit égyptiens, soit européens, des mesures énergiques auxquelles Saïd-Pacha, il faut le dire à sa louange, s’associa franchement et sans arrière-pensée. Déjà, trois ans plus tôt, le seul gouverneur irréprochable que le Soudan ait eu, l’Arménien Arakel Nubar (frère du ministre de même nom) avait fait une tentative dont le succès pouvait mettre fin à la traite : il avait jeté les bases d’une association privilégiée, patronnée par lui et destinée à accaparer le commerce de l’ivoire le long du Nil Blanc, à l’exclusion de tous les petits traitans véreux qui chassaient le nègre sous prétexte de chasser l’éléphant. La mort de Nubar fit évanouir ces projets ; on maintint les mesures prises contre la traite, avec cette addition que le gouvernement la défendait aux particuliers et se réservait de la faire lui-même. Le vice-roi, préoccupé de se créer une grosse armée, désirait éviter de décimer par la conscription la population agricole de l’Égypte, ce qui eût beaucoup nui à la culture du coton ; il donna carte blanche au gouverneur-général du Soudan, Mouça-Pacha, pour lui créer des troupes noires. L’armée égyptienne au Soudan, de 6,000 hommes au début, fut alors lancée dans toutes les directions contre des tribus pauvres et mal armées, et, non content de cette chasse productive, le gouverneur imposa aux chefs arabes du Sennâr l’obligation de fournir par an à l’armée un nombre déterminé d’esclaves nègres.

  1. Pallme, Voyage au Kordofan. — Russeger, Reisen, etc. — Bechm, Reisen in Sudan. — Thibaut, Expédition du Fleuve-Blanc. — Trémaux, Voyage en Ethiopie.
  2. Brun-Rollet, le Nil-Blanc. — Hartmann, Menschenhandel in Ost-Africa. — Speke. Travels, etc. — Beltrame, Viaggio al Fiume bianco, etc.