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moyennant un peu d’engrais, aller jusqu’à quatre. Malgré tant d’avantages, l’agriculture de l’Abyssinie n’a encore rien donné à l’exportation, si l’on en excepte ses cafés ; il est vrai qu’elle a toujours réussi à se nourrir elle-même, et, tandis qu’à ses portes la maigre Nubie meurt de faim tous les quatre ou cinq ans, elle n’a d’autres famines que les disettes locales créées par les razzias paternelles du négus, quand il lui prend la pieuse fantaisie de « châtier les péchés de son peuple. » Le paysan abyssin est sobre, laborieux, intelligent. Son labour est lent, mais très soigné ; rien n’égale son adresse à sillonner de canaux d’irrigation longs et sinueux les flancs onduleux de ses collines. Ici, comme dans tout l’Orient, le paysan forme la classe la plus honnête, la plus utile et la plus méritante de la nation ; la prospérité à venir du pays est entre ses mains robustes, il ne s’agit que de l’aider un peu. Dix ans d’un gouvernement bienfaisant et quelques ballots de semences européennes transformeraient cette montrée féconde, et en feraient ou plutôt referaient ce splendide jardin qu’ont admiré les voyageurs portugais il y a trois siècles.

Voilà pour l’aptitude productrice de l’Abyssinie, Quant à ses importations, il serait prématuré de fonder de ce côté de grandes espérances. Le peuple abyssin, toujours entouré d’ennemis et de barbares, en état de siège perpétuel au sommet de sa plate-forme de cent lieues de diamètre, s’est habitué de bonne heure à se suffire à lui-même. Il vit des produits de son sol, fabrique lui-même ses vêtemens, ses armes, ses outils, les harnais de ses chevaux et de ses mules ; en un mot, sauf un peu de coton qu’il tire du Sennâr, il ne dépend de l’étranger pour aucune des nécessités de la vie, et n’a nul besoin de superflu. Les économistes verront là une lacune. peut-être un signe d’infériorité ; le politique et le philosophe trouveront sans doute que c’est pour ce peuple une sécurité de plus. De quelque façon qu’on apprécie le fait, il faut l’accepter : l’Abyssinie n’a pas de besoins ; toutefois il est plus que probable que le contact de l’Europe lui en créera de toute sorte. Le pays est riche, il a une aristocratie qui se plaît dans un faste barbare, mais qui peut bien l’échanger contre un luxe plus civilisé. C’est donc un puissant consommateur que l’avenir nous réserve, et c’est comme tel que l’Angleterre fera bien de la traiter dès aujourd’hui. Qu’un patriotisme trop ombrageux ne s’effraie pas chez nous des perspectives heureuses qui s’ouvrent pour nos voisins et pour leur commerce dans la question d’Abyssinie ; outre qu’il n’y aurait là qu’une indemnité fort légitime de l’expédition coûteuse qu’elle a entreprise à contrecœur, l’Angleterre a renoncé depuis assez longtemps, ce semble, aux traditions d’un exclusivisme jaloux. Toute porte qu’elle ouvre en Orient est ouverte en même temps à la France, à l’Italie, à