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mexicain. Ces longs boyaux serpentent entre des murs basaltiques qui ont souvent plusieurs centaines de pieds de hauteur perpendiculaire, et dans les forêts vierges qui les encombrent se déploie toute la vigueur de la végétation tropicale. Ils forment la défense naturelle la plus sérieuse de l’Abyssinie. On comprend toutefois que l’armée d’invasion, tant qu’elle longera la ligne de faîte de ce plateau, sur laquelle elle est actuellement établie, pourra tourner les vingt ou vingt-cinq kollas qui la séparent de Magdala et atteindre sans difficulté la source du Takazzé, d’où une marche au sud-ouest peut la mener en trois jours en face de la forteresse fameuse qui renferme M. Cameron et ses principaux compagnons d’infortune.

Les circonstances politiques dans lesquelles se trouve le Tigré assurent aux envahisseurs les chances les plus heureuses pour le début de la guerre. Ce vaste pays est, en face du reste de l’empire, exactement dans la position où se trouvait au moyen âge tout le midi de la France par rapport aux provinces du nord. Foyer primitif de la civilisation abyssine, siège de la monarchie jusqu’aux invasions musulmanes et jusqu’à la destruction de la ville sainte d’Axoum, le Tigré n’a pu se résigner à voir l’empire passer aux Amharas de Gondar, qu’il regarde comme des barbares grossiers et superbes. Il ne comprend pas que ces barbares sont doués d’une énergie et d’un esprit de suite qui ont assuré leur suprématie sur un peuple spirituel, vaniteux, anarchique et romanesque. Le prince amhara Oubié, qui avait conquis le Tigré il y a une trentaine d’années et y régna plus de vingt ans, avait dû ce long règne à l’habileté avec laquelle il avait fait oublier sa victoire en se donnant pour le champion de la nationalité vaincue contre les autres princes amharas. Bien qu’il eût eu fort à se plaindre de la turbulente noblesse du Tigré, il l’avait à peine vaincue qu’il s’était mis à la rassurer dans ses intérêts et à la flatter dans sa vanité, confirmant aux grands barons leurs commandemens héréditaires et leur donnant les places d’honneur à ses banquets : aussi se battirent-ils fort bravement pour lui en 1855, à Derezghié, où sa fortune s’éclipsa devant le pouvoir ascendant de celui qui le surlendemain se faisait couronner sous le nom de Théodore II. Le nouveau négus essaya de suivre la politique d’Oubié envers la noblesse tigréenne, seul élément de gouvernement dans une contrée où tout paysan propriétaire est noble en sa qualité de balagoult ou d’homme à fief. Cet état social crée là, comme dans l’ancienne Pologne, une classe de plusieurs milliers de nobles besoigneux qui dédaignent l’agriculture et n’ont guère d’autre moyen d’existence qu’une sorte de domesticité oisive. Les chefs influens à la cour desquels ils sont attachés les nourrissent à leur table, s’en font escorter aux jours d’apparat, et trouvent chez eux, quand