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donner l’ordre de pénétrer par la force dans l’hôtel de Cuillé pour dissiper une réunion que ses instructions lui prescrivaient d’empêcher à tout prix ; mais les deux régimens de Rohan et de Penthièvre, qui formaient la plus notable partie de la garnison, comptaient dans leurs rangs une fort grande quantité d’officiers bretons. Par une inspiration simultanée, ces officiers résolurent d’offrir leur démission et de briser leur épée pour n’avoir pas à l’employer contre leurs compatriotes. Le comte d’Hervilly, colonel du régiment de Penthièvre, dut donc s’avancer à peu près seul à la tête de ses soldats ; mais, avant qu’il ait pu pénétrer jusqu’aux portes massives de l’hôtel, fermées à double tour, des groupes où se mêlent pour cette fois encore de jeunes gentilshommes et des étudians en droit entourent cet officier supérieur, l’interpellent, le menacent. Une Clorinde sort de la foule et vient proposer un duel au colonel éperdu. Par un procédé moins chevaleresque, quelques assaillans renversent M. d’Hervilly et lui arrachent ses épaulettes. Ses soldats s’avancent pour le dégager, et l’on touchait au moment d’une mêlée sanglante, lorsque l’apparition des magistrats, descendus en robes rouges sur la voie publique, suspendit toutes les colères en provoquant tous les respects. Une sorte de transaction intervint, et la multitude consentit à se retirer, sous l’expresse condition que les soldats déchargeraient immédiatement leurs armes et mettraient la crosse en l’air. Les choses en effet se passèrent ainsi, et au 2 juin 1788 remonte une première victoire, dont ni le sens ni la formule ne se sont perdus.

Après les scènes qui avaient signalé cette journée, les magistrats ne pouvaient songer à prolonger une situation pleine de périls pour la population tout entière. Obéissant donc aux quarante-huit lettres de cachet qui venaient de leur être notifiées, ils quittèrent Rennes, après avoir désigné une députation de douze membres chargée d’aller porter au roi la protestation de la cour et l’expression de sa profonde douleur. Les gentilshommes habitant les environs de Rennes se réunirent en même temps dans les bureaux de la commission intermédiaire, et délibérèrent sous l’énergique impulsion du procureur-syndic des états, M. de Botherel, sorte de Caton impassible sur les ruines d’un monde écroulé. Ces gentilshommes, se considérant comme autorisés à statuer pour leur ordre, donnèrent aussi mandat à douze d’entre eux de se rendre à Versailles et de faire tous leurs efforts pour être admis auprès du roi. Ces députés partirent en effet sans nul retard ; mais ils étaient à peine arrivés à Paris, qu’un ordre ministériel les confinait à la Bastille[1].

  1. J’emprunte les noms des députés de la noblesse mis à la Bastille à une chanson populaire en douze couplets composés en l’honneur de chacun d’entre eux. C’étaient MM. de Guer, de La Royerie, de Trémargat, des Nétumières, de Becdelièvre, de Bédée, de Chastillon, de La Fruglaye, de Cicé, de Carné, de Montluc et de Hercé. Les prisonniers de la Bastille furent accueillis à leur rentrée en Bretagne par des démonstrations enthousiastes qui ne concoururent pas peu à tromper la noblesse sur l’était véritable de l’opinion, car à la Chanson des douze ne tarda pas à succéder la chanson de Ça ira. — Voir la Révolution en Bretagne, par M. Duchatellier, t. Ier, ch. IV.