Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/171

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

embarras d’argent issus de la guerre étaient immenses, si profitables qu’en eussent été pour la France les résultats politiques. La Bretagne s’était associée avec ardeur à la grande lutte maritime d’où sortit l’indépendance d’un peuple nouveau, et dont les plus émouvans épisodes se passèrent en vue de ses côtes. Elle avait entendu le canon de la Belle-Poule et celui de la Surveillante ; les puissantes escadres que Brest envoyait chaque année devant l’ennemi étaient montées par ses intrépides matelots, et Guichen, Lamothe-Picquet, Kersaint, Kerguélen, tous Bretons, venaient de porter noblement le pavillon français sur toutes les mers. Constituer une marine puissante avait été l’ambition constante de la population bretonne, qui vit avec l’Océan dans un commerce intime de labeurs, de périls et de joies, et cette ambition généreuse était alors satisfaite. Durant trois tenues législatives, la salle des états fut dégarnie d’une portion notable de ses membres, qui avaient en quelque sorte le monopole de fournir leurs officiers aux escadres françaises.

Il n’y a jamais eu de spectacle plus véritablement national que celui de la pompe funèbre ordonnée en 1780 par les états pour honorer, la mémoire des officiers et matelots bretons morts dans les deux mondes sous le feu de l’ennemi[1]. L’un des détenus de 1766, l’abbé de Boisbilly, membre influent de l’ordre ecclésiastique, avait reçu l’invitation de composer en quelques jours une oraison funèbre : ce discours improvisé, où l’orateur sut faire passer l’odeur de la poudre à canon et l’âpre parfum des grèves natales, remua profondément l’assistance. L’office religieux terminé, les trois ordres, précédés du maréchal d’Aubeterre, alors commandant de la province, rentrèrent en cortège afin d’inaugurer le monument consacré par la Bretagne à ses fils morts pour la France. Au-dessous de la fenêtre ogivale qui éclairait la vaste salle des états se détachaient en lettres d’or sur une large plaque de marbre noir les noms de trente-trois officiers, membres-nés de l’assemblée nationale de leur patrie. Au moment où allait tomber le voile qui les recouvrait encore, M. de La Bintinaye, second de la Surveillante, parut sur le théâtre, amputé d’un bras et décoré de la croix de Saint-Louis. A peine âgé de vingt et un ans, cet officier avait reçu de la bouche défaillante du chevalier du Couëdic la double mission d’achever sa victoire et de sauver à tout risque la vie des vaincus. Ce fut à lui qu’incomba la tâche de ramener à Brest, aux acclamations d’un peuple immense, la glorieuse frégate sur laquelle les Anglais arrachés aux flots avaient remplacé l’équipage presque anéanti. Les états avaient décidé qu’une exception serait faite en

  1. Registre des états, séance du 17 janvier 1781.