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DARWIN ET SES CRITIQUES.

ouvrages les plus délicats, elle y a versé ses plus doux parfums, elle y essaie toutes les symétries de la forme, toutes les hardiesses de la couleur. La théorie de Darwin considère les espèces comme des armées toujours en guerre : elle ne regarde donc qu’à leurs armes, c’est-à-dire aux organes ; elle oublie le beau, l’ornement, le style, elle est donc incomplète, au dire du duc d’Argyle. Suivant lui, on n’aurait qu’une idée étroite et insuffisante de la puissance créatrice en la montrant sans cesse asservie à l’action et en refusant de reconnaître dans ses œuvres l’expression d’un idéal de beauté souvent incompréhensible à l’homme, mais quelquefois en harmonie visible avec nos instincts esthétiques.

Darwin n’admet pas que rien ait été fait beau pour plaire aux yeux de l’homme, et l’on ne peut nier que les faits ne lui donnent raison à cet égard d’une manière éclatante. La terre était déjà parée longtemps avant que ses merveilles pussent avoir notre espèce pour témoin. Les formes fossiles sont tout aussi admirables que les formes vivantes. Aujourd’hui même que de richesses pour nous perdues ! Le poëte Gray l’a dit :

Many a flower is born to blush unseen !

Plus d’une fleur est née pour rougir loin de tout regard. Le naturaliste anglais va plus loin. Pour lui, le beau ne peut être dans la nature autre chose qu’un moyen, il ne saurait être un objet, une fin. Les philosophes ont toujours incliné à penser que les lois de symétrie, d’harmonie et de proportion, qui constituent les lois de la beauté, ont pour origine les corrélations que notre esprit perçoit entre la forme et la destination d’un objet. Platon et ses élèves ne séparaient pas le beau de l’utile dans les œuvres de l’homme ; pour eux, la beauté y traduit toujours une nécessité, une convenance, un but. Les savans qui examinent de près l’œuvre de la nature ne sauraient penser là-dessus autrement que les philosophes. Bien que ces rapports entre la fin et les moyens y soient souvent moins visibles et même impossibles à découvrir, il n’est pas rare d’y saisir l’utilité, l’avantage immédiat d’une forme ou d’une coloration qui au premier abord eussent pu ne sembler que belles. Le duc d’Argyle cite lui-même des exemples où il s’établit une coïncidence presque parfaite entre la couleur des animaux et le milieu où ils vivent. La couleur n’est plus alors un ornement, c’est une protection contre l’ennemi. Les plumes du ptarmigan (gibier écossais très estimé) changent de nuance avec les saisons ; l’été, d’un gris de perle qui se marie admirablement avec les lichens des montagnes, elles deviennent l’hiver blanches comme