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DARWIN ET SES CRITIQUES.

veut employer ce mot ; de l’autre, il y a un miracle toujours répété, pour chaque misérable mollusque, pour chaque herbe, chaque insecte, chaque forme organique nouvelle. Il y aura toujours des voiles entre la nature et l’homme, mais il n’est pas nécessaire de les multiplier, d’en superposer les plis. Les mots, qui devraient être les serviteurs de la pensée, en deviennent trop souvent les tyrans. On parle de miracle, comme si le miracle pouvait être autre chose qu’un phénomène dont la loi est inconnue. L’ordre humain peut être violé, l’ordre universel ne saurait l’être. La puissance créatrice n’a ni caprices ni fantaisies. « La prétendue séparation, dit avec beaucoup de raison le duc d’Argyle, entre ce qui est dans la nature et ce qui est hors de la nature est un démembrement de la vérité. » Que la création soit continue ou discontinue, elle n’achève ses ouvrages qu’en usant de lois éternelles ; la théorie de Darwin, loin donc d’être la négation de l’ordre universel, est une affirmation de cet ordre : elle ne relègue point les forces créatrices hors de la nature, elle leur asservit la nature en tout temps, en tout lieu, comme une argile molle qui serait perpétuellement modelée par une inspiration sans trêve.

Une objection plus sérieuse a été développée par le duc d’Argyle. Admettons avec Darwin qu’un caractère organique nouveau, qui d’abord est le propre d’un individu, se transmette à ses descendans, qu’ainsi se forme une variété, que cette variété triomphante se fixe et devienne une espèce. On pourra toujours se demander d’où a surgi le nouveau caractère qui a servi de point de départ à la genèse de cette espèce. L’hérédité conserve les formes organiques, elle ne les crée pas. Le titre même de l’ouvrage de Darwin est donc erroné, car en réalité sa doctrine, fondée entièrement sur la transmission héréditaire des caractères, traite de la conservation, non de l’origine des formes organiques. Elle n’explique point comment les variations se produisent chez les êtres vivans, elle explique seulement à la faveur de quelles circonstances elles se perpétuent, et d’individuelles deviennent spécifiques. La sélection naturelle ne façonne point les matériaux de la vie, elle ne peut qu’exclure les uns, garder les autres. Darwin traite de l’espèce comme si à l’origine elle était un pur hasard et non pas une chose nécessaire. Il dit quelque part : « Je ne crois à aucune loi de développement nécessaire ; » ailleurs il est moins absolu et se contente de dire : « Notre ignorance des lois de variation est profonde. » En attribuant l’apparition de caractères nouveaux à un accident, à un caprice de la nature, il désire qu’on sache qu’il veut simplement « reconnaître notre ignorance de la cause de chaque variation particulière. » Toute sa doctrine a pour point de départ la modifica-