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REVUE DES DEUX MONDES.


I.


Avant d’aborder l’examen des critiques soulevées contre Darwin, qu’on nous permette de rappeler sa doctrine. On peut admettre deux théories sur la création : ou elle est discontinue ou elle est continue. On peut imaginer, et c’est la forme que toutes les genèses ont d’abord revêtue, que la force créatrice, d’ordinaire inactive, se réveille de temps à autre pour donner naissance à des formes organiques nouvelles. De l’éternelle matrice sortiraient ainsi toutes faites et à leur heure des espèces végétales et animales complètes, achevées, semblables à des acteurs qui font leur entrée sur un théâtre. Ainsi s’expliquerait la succession des formes innombrables qui remplissent les archives géologiques de notre planète, ainsi s’expliquerait surtout l’apparition du couple humain, arrivé le dernier pour jouir d’une royauté que les âges lui avaient préparée. Ces vues, autrefois admises presque sans conteste, sont assurément devenues plus difficiles à soutenir depuis que la paléontologie a porté à un chiffre effrayant le nombre des espèces qui ont vécu sur la terre. Au lieu d’une création opérée par saccades, Lamarck imaginait déjà que l’œuvre créatrice avait pu être continue, que, sous l’influence de lois éternelles, toujours actives et sans interrègne, la population terrestre n’avait jamais cessé de se modifier. Les espèces d’aujourd’hui auraient pour aïeules les espèces dont les restes se retrouvent dans les couches terrestres. Les moules de la vie ne seraient jamais inflexibles, ils céderaient continuellement et insensiblement à la pression des forces ambiantes. Quelles sont pourtant ces forces invisibles qui ont le don de modeler à leur gré les formes de l’organisation ? Lamarck n’examine que celles qui agissent extérieurement sur l’être vivant, les influences du climat, du froid, de la chaleur, de l’altitude, de la nature du sol, de tout ce qu’on est convenu d’appeler le milieu physique. Le monde organique n’est pas seulement livré à ces forces externes, il porte dans son propre sein des causes de changement. Si on regarde toute la nature animée comme un seul être dont la vie est décomposée et morcelée en des millions de vies éphémères, toutes ces existences partielles réagissent sans relâche les unes sur les autres. De même que dans un système stellaire on ne saurait altérer le mouvement ou la masse d’un astre quelconque sans modifier l’équilibre de tous les autres, de même on ne peut imaginer aucun changement dans le monde organique qui n’exerce un contre-coup sur tout ce qui en fait partie. L’animal, la plante, ne sont pas seulement soumis à la tyrannie des agens inorganiques, ils subissent aussi celle de la flore et de la