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négligeant les voies secondaires qui ne leur promettaient que des bénéfices restreints ; elles présentent une organisation purement aristocratique. Si, comme chez nos voisins d’outre-Manche, l’industrie privée avait été laissée sans contrôle souveraine maîtresse du terrain, nos grandes lignes seules fonctionneraient aujourd’hui, et les diligences rouleraient encore sur presque toutes nos routes.

On croit volontiers aussi que les compagnies de chemins de fer ont d’incalculables richesses, et l’on est tenté de s’imaginer qu’elles vivent sur les rives d’un Pactole où l’on peut à toute heure puiser des flots d’or. On ne réfléchit pas que cette fortune appartient à tout le monde, qu’elle se divise à l’infini, et que, depuis le membre du conseil d’administration jusqu’au porteur d’une seule action, chacun participe aux bénéfices selon l’importance des fonds qu’il a versés. Par le nombre des capitaux qu’elles ont employés, les compagnies sont en quelque sorte dépositaires de la fortune publique. Les huit milliards que la construction de nos chemins de fer a coûtés sont sortis des poches de la France entière et représentent son épargne. L’intérêt, excessif dans le principe, s’est régularisé peu à peu par l’établissement des lignes secondaires, et il offre aujourd’hui au capital une rémunération juste, suffisante et assurée.

Quant aux accidens, c’est moins la fréquence que la gravité, parfois excessive, qu’ils présentent, qui met la population en rumeur et jette dans son esprit un trouble que traduisent les exigences les plus folles. Le premier désastre, c’en fut un, qui vint épouvanter le public eut lieu un dimanche, le 8 mai 1842, sur le chemin de fer de Paris à Versailles (rive gauche). C’était jour de grandes eaux ; dix-huit wagons pleins revenaient à Paris remorqués par deux locomotives et poussés par une troisième placée à l’arrière. Un peu au-dessous de Bellevue, à un endroit où la voie est en déblai, la première locomotive, qui s’appelait le Matthieu-Murray, brisa net les deux extrémités de son essieu à l’endroit où il s’encastre dans les moyeux. À cette époque, les locomotives n’avaient que Quatre roues. La seconde locomotive, brusquement arrêtée dans son élan, versa sur la première, et la tête du train s’arrêta. La dernière locomotive, continuant forcément à pousser le convoi en avant, le plia en hauteur et le renversa sur lui-même. Par un surcroît de précautions insensé, dont j’ai parlé plus haut, les portières étaient fermées à clé. Les wagons, culbutés sur les locomotives, dont le foyer brisé avait répandu les charbons ardens, prirent feu presque immédiatement, et l’on eut alors un spectacle indicible. Les voyageurs prisonniers se précipitaient à l’étroite ouverture des portières, luttaient, s’étranglaient, brûlaient. Soixante-treize cadavres furent retrouvés ; je ne compte pas les blessés. Ceux qui sont contemporains