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constituées à un capital quelconque, émettaient des actions qui, selon les chances variables, subissaient des fluctuations dont les manieurs d’argent savaient tirer profit. Ce fut pendant quelque temps une folie scandaleuse qui put remettre en mémoire les beaux jours du système de Law. Tout ceux qui en France avaient une influence quelconque s’ingénièrent à tirer de leur côté les concessions définitives. La spéculation se jeta dans le mouvement à corps perdu, délia les cordons de sa bourse, et, entraînée par l’espoir et l’exemple de gros bénéfices, offrit aux futurs chemins de fer plus d’argent qu’ils n’en demandaient. Si le mobile fut peu louable, le résultat du moins fut excellent, et l’on put, grâce aux capitaux qui abondaient, grâce à une armée d’ingénieurs intelligens, déployer dans la construction de nos voies ferrées autant d’activité qu’on avait mis jadis de lenteur et de mauvais vouloir à les adopter. Partout à la fois on se mit à l’œuvre, et l’on Commença enfin ce réseau français qui s’achève aujourd’hui et ne tardera pas à être complet. On n’a pas à se repentir d’avoir pris ce grand parti, et les prévisions les meilleures, celles des prétendus utopistes qui promettaient un grand avenir à nos chemins de fer, sont restées au-dessous de la réalité dans des proportions que des chiffres feront vite apprécier. Quand on a construit la ligne de l’Est (Paris à Strasbourg), on avait évalué le produit des marchandises à 12,000 francs par kilomètre, et celui des voyageurs, messageries, bagages, à 6,000 francs. Or en 1864 le produit de la petite vitesse sur la voie de l’Est a été de 38,959 francs par kilomètre, et celui des voyageurs, bagages et messageries de 27,893 fr., c’est-à-dire que le produit total, étant de 66,732 francs au lieu de 18,000, a dépassé les premiers calculs de près de 48,000 francs[1]. Est-ce à dire que de si magnifiques résultats aient désarmé les adversaires systématiques des chemins de fer ? Non pas, et en 1854 un archevêque dont je tairai le nom a dit, dans un mandement rendu public et affiché à la porte des églises, que les chemins de fer avaient été suscités pour punir les prévarications des cabaretiers, dont l’impiété ne craignait pas de donner à boire le dimanche aux rouliers qui passaient. C’est là un côté de la question que l’on n’avait pas encore étudié.

Quand on regarde une carte de France, on croirait voir une forte toile d’araignée dont le nœud est situé à gauche et en haut ; c’est là en effet la forme de notre réseau, dont toutes les lignes convergent sur Paris. La solution de continuité est encore apparente sur Clermont-Ferrand, Aurillac et Mende, sur Gap et Digne, sur

  1. J’emprunte ces chiffres et d’autres renseignemens techniques à l’ouvrage de M. Jacqmin, De l’Exploitation des Chemins de fer, 2 vol. in-8o ; Paris, Garnier frères, 1868.