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dans toute autre choses mais qui existe éternellement par elle-même et de laquelle participent toutes les autres beautés. Cette beauté divine, cette beauté absolue est l’éternel rêve de l’artiste. Passion malheureuse, s’il en fut ! Comment exprimer l’inexprimable ? Mais s’il ne peut nous représenter le visage de sa maîtresse, attendu qu’elle n’a point de visage, il faut du moins que la beauté absolue respire dans toutes ses œuvres et qu’à cet effet il s’applique à nous montrer non ce qui est, mais l’idéal de ce qui est. Winckelmann n’a pas fait cette réflexion fort simple, que toute beauté suppose une forme, qu’une forme suppose des contours, et que tout contour est une limite. Qui veut tout dire ne dit rien, et une beauté illimitée est un non-sens, aussi bien qu’une figure qui n’aurait point de traits. Voulant faire des dieux surhumains, les barbares ont fait des dieux informes ; les Grecs sont venus, ils ont voulu que les dieux fussent beaux, et les dieux n’ont plus été que des hommes[1]. La beauté absolue est vraiment le Toboso de Winckelmann ; il a soupiré toute sa vie pour cette creuse divinité. De là ses mépris pour la nature, que Rumohr lui a durement reprochés ; de là encore sa passion pour l’allégorie, qui paraît avoir été la marotte d’Œser.

Lessing, qui interdisait aux arts figuratifs la représentation des sentimens extrêmes, leur interdit aussi les abstractions. Il réprouve l’art tourmenté, il censure également l’art tranquille, qui parle à l’esprit et ne dit rien à l’âme. S’il s’élève contre Winckelmann, ce n’est pas qu’il condamne son platonisme ; mais il lui oppose le grand principe des limites naturelles des arts. L’allégorie est un empiétement de la peinture sur la poésie, un effort malheureux pour manifester par des signes visibles des idées abstraites qui ne se peuvent exprimer que par des mots. Le danger est égal, suivant Lessing, à vouloir faire de la poésie une peinture parlante, de la peinture une poésie muette. Ce principe est si cher à l’auteur du Laocoon qu’il l’outre dans l’application. Sans doute il est bon d’aimer son chez-soi, de s’y tenir et de ne point déplacer arbitrairement les bornes de sa propriété ; toutefois, sans braconner sur les terres de son voisin, on peut avoir avec lui un commerce de visites et de société. Il se fait entre les arts des échanges, des communications ;

  1. On dira que les dieux grecs représentaient l’idéal de l’humanité. Je doute que le Jupiter Olympien de Phidias fût plus sublime que Mirabeau à la tribune, — nonobstant la petite vérole. Si l’on peut rencontrer l’idéal quelque part, ce n’est plus une idée, c’est une vérité choisie. La tragédie nous montre des héros, l’histoire nous en montre aussi. La société des âmes a son aristocratie ; il y a aussi des chênes mieux venus que d’autres. Au lieu de rêver, que l’artiste choisisse ! La nature choisie et concentrée, voilà ce qu’on appelle l’idéal.