Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/990

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tion des ouvrages grecs, il avait remarqué que le Laocoon du groupe, le Laocoon de marbre, ne crie pas, que Virgile au contraire fait pousser au grand-prêtre d’effroyables clameurs. Est-il vrai que le Laocoon. du groupe ne crie pas ? Winckelmann assure qu’il ne fait entendre qu’un sourd gémissement d’angoisse, un soupir étouffé. Sadolet hésitait entre le cri et la plainte : ingentem gemitum, a-t-il dit. Goethe tombe d’accord avec Winckelmann que Laocoon ne crie pas, et il en donne une raison physiologique ; suivant lui, les serpens par leurs enlacemens ont coupé la voix à leur victime. Laocoon se plaint, il ne crie pas, dit Émeric David. — Mais voici venir un juge de grande autorité, Anselme Feuerbach, lequel déclare que Laocoon pousse un cri de détresse sonore, éclatant, ce cri dont Philoctète au désespoir, Hercule furieux, Agamemnon mourant, faisaient retentir les théâtres grecs. — « Il est inconcevable, ajoute-t-il, qu’on ait pu s’y tromper… Cette poitrine gonflée, cette tête renversée en arrière, ces lèvres ouvertes, tout dans la figure et dans l’attitude du grand-prêtre exprime le suprême effort d’une vie menacée qui cherche l’air et la lumière. Dans ce corps largement déployé, dans ces muscles mis à nu, je reconnais l’empreinte visible et palpitante de la douleur, et dans la bouche l’expression d’une souffrance qui parle haut. » Feuerbach explique par le cri de Laocoon l’attitude de l’aîné de ses fils. Occupé à se dégager du serpent qui s’enroule autour de sa jambe, il entend soudain ce mugissement de taureau blessé, il se retourne vers son père, il le cherche du regard, et son visage exprime moins la douleur qu’un saisissement d’horreur et de pitié.

Accordons à Winckelmann, puisqu’il y tient, que Laocoon ne crie pas. Qu’en a-t-il conclu ? Voici en deux mots sa théorie, à laquelle il est toujours demeuré fidèle, bien qu’il ait essayé, dans son Histoire de l’art, d’y apporter quelques tempéramens. — Le caractère de l’art antique est la grandeur dans le calme. Les artistes grecs ont représenté dans leurs statues de grandes âmes, maîtresses d’elles-mêmes et qui dominent leurs passions. Ces artistes étaient des sages, et ils tiennent école de sagesse. Laocoon souffre et ne crie pas ; en contemplant ce héros, l’envie nous vient d’apprendre à souffrir héroïquement comme lui. C’est ici que Lessing tire Winckelmann par sa manche, et l’arrête. — Permettez, lui dit-il, distinguons : Laocoon n’a garde de crier, j’en conviens ; mais ce n’est pas qu’il soit un héros : on a vu des héros qui criaient, et toute l’antiquité grecque leur a permis les larmes. Ce n’est pas non plus que le sculpteur ait voulu nous apprendre à souffrir en héros ; il s’occupait moins de morale que d’observer les règles de son art. Vous reprochez à Virgile d’avoir fait crier le grand-prêtre de Neptune ; il