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vainqueur, et, après avoir fait ses réserves pour les propriétés particulières de l’état, il revint à terre donner des ordres pour que toute l’administration et les armes nous fussent remises sans luttes et sans tromperies.

Le 21, nous prenions Chandoc et bientôt après Hatien, chefs-lieux des deux autres provinces. En moins d’une semaine, les principaux marchés, les villages et les centres importans étaient occupés sans difficultés. Partout nos inspecteurs voyaient les maires annamites leur remettre paisiblement les cahiers d’impôts, leur confier la garde des forts et des édifices publics et abandonner ensuite leurs fonctions. En quelques jours, l’annexion était faite sans un coup de fusil et sans le moindre préjudice pour la navigation fluviale, qui ne perdit pas une marée. Les douanes intérieures et les fermes d’impôt iniques furent abolies le jour même de notre entrée ; le gros de nos troupes regagna Saigon, laissant des garnisons suffisantes, et le voyageur qui eût traversé ces provinces nouvelles la veille de notre prise de possession et le lendemain n’eût rien trouvé de changé dans l’attitude calme des habitans.

Les fonctionnaires d’un grade un peu élevé demandèrent et obtinrent de retourner à Hué par la voie de terre ou de mer : Fan-tan-gian resta seul. Il voulait, disait-il, négocier, attendre des ordres, remettre entièrement l’administration et surtout assumer sur sa tête la responsabilité des événemens accomplis. Il avait tout fait pour les conjurer, et, s’il avait été impuissant à faire comprendre aux mandarins militaires que la vraie politique nationale était de respecter le traité pour nous enlever tout droit de terminer ces violations incessantes par une annexion, il sut au moins empêcher que les villes ne fussent fermées, les arroyos barrés, les citadelles défendues. Il ne voulait ni rendre ni vendre son pays ; mais il avait été en Europe, il connaissait nos forces, savait la lutte impossible, et à tout prix il voulait empêcher l’effusion du sang. Il y réussit ; cependant, pour que sa mémoire fût sans tache aux yeux de ses concitoyens et de son roi, il devait périr. Il tenta inutilement de se laisser mourir d’inanition, et il attendit ainsi de longs jours, sans que son intelligence si vive parût affaiblie, sans que son sourire si fin et si triste disparût de ses lèvres. Arrivé à la dernière limite d’épuisement, il prit un peu d’opium, fit appeler les siens et quelques-uns de nos officiers qu’il aimait, recommanda solennellement à ses petits-enfans, jeunes encore, de se faire Français de cœur, et s’éteignit. Cette mort fut simple et digne. Elle termina noblement la carrière d’un homme d’état et d’un patriote. La vie de Fan-tan-gian avait été une lutte énergique contre nous. Son dernier acte fut un sacrifice