Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/964

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Europe. En un mot, il y a chez nous tendance à considérer une conquête lointaine comme l’idée et l’œuvre personnelle d’un souverain ou d’un ministre, et bien rarement on la regarde comme une nécessité et une richesse pour la France. Alors l’opinion reste froide, critique l’opération, doute du résultat économique, craint une cata, strophe finale, et le commerce maritime suit sa routine ordinaire.

C’est ainsi que l’annexion des trois provinces du sud de la Basse-Cochinchine, faite au mois de juin dernier en quelques jours, sans pertes d’hommes ni dépenses sérieuses, a passé presque inaperçue. Cependant c’est de cette époque seulement que la colonie, après six années de luttes et d’efforts, s’est assise sur des bases durables, et qu’elle a conquis sa véritable position politique et commerciale dans le monde de l’extrême Orient. Nous n’avons en effet plus rien à craindre des trahisons de la cour de Hué, maintenant que ses mandarins n’ont plus d’accès sur notre territoire. Le roi Tu-duc, avec des ressources financières restreintes et des moyens d’action relativement bornés, ne peut plus revendiquer ces provinces, qu’il a perdues pour avoir déchiré le traité signé avec le vice-amiral Bonard. L’annexion n’a point eu pour mobile de vaines idées d’agrandissement ; nous avons voulu conquérir un gage de sécurité pour l’avenir en occupant le foyer d’insurrections incessantes fomentées contre notre autorité et nos droits. Du côté de l’est, une chaîne de montagnes nous sépare de l’empire d’Annam ; au nord, nous sommes couverts par le protectorat que nous exerçons depuis quatre ans sur le Cambodge ; à l’ouest et au sud, la mer nous sert à la fois de limite et de défense. La colonie a donc ses frontières naturelles. Son territoire représente le quart de la superficie de la France ; la fécondité de la terre rappelle celle des deltas que forment les grands fleuves avant de se jeter à la mer ; les recettes locales approchent sensiblement de 9 millions ; la valeur des exportations et des importations a, l’année dernière, atteint près de 64 millions de francs, et la navigation a occupé un nombre de bâtimens jaugeant ensemble 500,000 tonneaux environ, en faisant entrer dans ce compte les barques annamites pour le chiffre de 130,000 tonneaux ; enfin la demande du riz à Saigon est illimitée ; la qualité produite dans notre colonie fait prime sur les marchés de Chine, et le cours de cette denrée s’y établit d’après les prix français.

Tels sont les principaux élémens de prospérité que la France est appelée à mettre en valeur. Aussi les esprits prévoyans sont-ils en droit de demander si les idées gouvernementales qui régissent cette population agricole de trois millions d’Asiatiques sont à la hauteur des progrès de la civilisation moderne en matière