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avec le monde extérieur, vit se dresser devant lui l’insolence de la calomnie victorieuse. Dans le profond silence où il vivait, et que troublait seul le bruit des vagues poussées par la tempête contre les murs de sa prison, il ignorait encore que tous les parlemens du royaume s’étaient soulevés pour le défendre, que les dictateurs de l’opinion publique en Europe jetaient son nom à tous les échos, et r qu’il était plus puissant dans son cachot que Louis XV dans son palais. C’est alors qu’au moyen de suie détrempée dans du vin il écrivit, du mois de janvier au mois de juin 1766, les mémoires où s’épanchèrent avec tant d’éloquence les tristesses de l’homme et les colères du citoyen. De ces trois écrits, les deux premiers, intégralement publiés pendant la vie de l’auteur, sont aux mains de tous ceux qu’intéresse l’histoire de cette époque. Je relève les citations suivantes sur une copie manuscrite du troisième, parce que nulle part ne se révèlent mieux l’âme de M. de La Chalotais et la juste fierté de l’honnête homme outragé.


« Je n’ai jamais joué le rôle méprisable d’anonyme pour dire et écrire ce que je pense. Pour imaginer que j’aie écrit de tels billets et que je les aie envoyés moi-même au ministre qui a dans son bureau une multitude de lettres originales de moi, il faut supposer que je suis en même temps un insensé et une bête. Quelle preuve ont M. de Saint-Florentin et M. d’Aiguillon que je sois l’un ou l’autre ? Je dis, moi, qu’il n’y a que la frénésie qui ait pu me faire attribuer ces billets, et que le premier qui me les a attribués (qu’on remarque bien que je dis le premier) était un fou ou un fripon.

« Il y a des notions communes pour juger les hommes comme pour juger les choses. On ne commence pas à soixante ans à faire des folies et à commettre des crimes, quand on a vécu en homme sensé et qu’on a toujours joui d’une bonne réputation. Je ne suis tombé ni en enfance ni en démence. Personne ne m’a vu ivre un seul jour de ma vie. Il est dur qu’on m’oblige à descendre dans des détails si bas.

« Ceux qui ont écrit les billets anonymes ou qui veulent en profiter contre moi sont les véritables criminels, puisqu’ils sont fauteurs de faux et receleurs du faussaire.

« Lier les mains à son adversaire pour l’égorger équivaut à un assassinat. Lui interdire la faculté de se justifier pendant qu’on le calomnie, c’est lui lier les mains.

« Oter la liberté à un citoyen dans un cas où la loi ne la lui ôte pas, c’est un crime capital.

« Oter la liberté à un citoyen pour satisfaire sa haine, c’est un crime capital.

« Oter la liberté à un citoyen pour l’empêcher de se plaindre d’une