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niable, se défend, en invoquant un alibi, d’avoir pris l’initiative de cette déplorable affaire[1]. Il reste à comprendre l’assentiment soudain de M. de Choiseul à la persécution qui allait atteindre l’homme public dont il avait fait son instrument dans l’une des plus grandes affaires du temps. De ceci M. d’Aiguillon donne un explication qui, si elle n’est point parfaitement véridique, a du moins le mérite de l’originalité. D’après lui, M. de Choiseul aurait fait cet honnête calcul de frapper le célèbre procureur-général, personnellement antipathique à Louis XV, afin que dans l’opinion publique le contrecoup vînt atteindre M. le duc d’Aiguillon, qu’elle en tiendrait pour seul responsable, le ministre trouvant dans cette manœuvre le double bénéfice d’être agréable au roi et de perdre son rival.

La procédure dont allait bientôt s’occuper l’Europe entière s’engagea, trois mois avant l’arrestation de M. de La Chalotais, par une instruction qu’on dirait à ses débuts entamée contre des étudians en goguette. Le 23 juillet 1765, la Tournelle de Paris recevait par le lieutenant de police l’ordre d’informer contre « des intrigues pratiquées en la province de Bretagne, par libelles écrits tant en prose qu’en vers tendant à attaquer l’honneur et la réputation de différentes personnes, et même par lettres anonymes adressées à Paris aux ministres du roi. » Le 1er août intervenait un arrêt ordonnant un commencement de poursuites avec un procès-verbal de description des pièces à l’appui. Voici ces pièces, auxquelles pas un seul document de quelque valeur ne vint s’ajouter durant le cours de ce long procès malgré les fréquentes saisies opérées à la requête des commissaires de la chambre criminelle : « 1° une parodie de la lettre du roi, du 7 juin, à M. le comte de Saint-Florentin, sur l’air : Accompagné de plusieurs autres, se composant de trois couplets de six vers chacun ; 2° un rondeau de quatorze vers commençant par ces mots : parmi les ifs ; 3° trois couplets d’une chanson adressée aux magistrats non démis, sur l’air de : Robin ture lure ; 4° une enveloppe scellée en cire rouge contenant douze noms dans un écusson, avec un if couronné et la devise ne sedeas in umbra ; 5° une lettre anonyme adressée à M. le comte de Saint-Florentin, à Paris, commençant par ces mots : inutilement, Louis, sous la conduite de quelques scélérats, etc., lettre dont le sieur Bouquerel s’est reconnu l’auteur ; 6° un premier billet anonyme au même ministre contenant une ligne et demie conçue en ces termes : dis à ton maître que malgré lui nous chasserons les douze ifs et toi aussi ; 7° une autre lettre anonyme, au même, commençant par ces mots : tu es j. f., etc.[2]. »

  1. Journal du duc d’Aiguillon, t. IV, p. 339 et suiv.
  2. Comme ces deux billets formèrent la base unique de l’accusation criminelle par suite de laquelle les ennemis de M. de La Chalotais espéraient voir tomber sa tête, je donne ici le texte complet du second ; je l’emprunte à la collection des manuscrits de l’Arsenal intitulé : Affaires de Bretagne, t. V, n° 264. H., f. « Tu es j. f. autant que les douze j. f. qui ont échappé à la déroute générale. Rapporte ceci & Louis, et puis écris en son nom, mais sans son sçu, belles épîtres aux douze j. f. magistrats. »