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de sa dette s’est placée et capitalisée entre les mains de ses nationaux. Pour qu’on reprenne confiance en elle malgré tous les reproches qu’on peut lui faire, elle n’a besoin que d’être connue. Le malheur est qu’en attendant qu’on la connaisse elle pourrait bien disparaître. La question est posée si clairement chaque matin aux quatre coins de l’Europe, et ce dénoûment regardé par des politiques très désintéressés d’ailleurs comme tellement inévitable, qu’on peut manifester cette crainte même devant les ministres turcs sans les blesser ; ils sont accoutumés à envisager cette perspective. La Turquie durera-t-elle ? ne durera-t-elle pas ? C’est, à vrai dire, le point sans cesse présent à la pensée de tous ceux qui s’occupent de l’empire ottoman et sur lequel roulent implicitement toutes les discussions dont il est l’objet. Notre voyageur exprima les inquiétudes qu’il ressentait comme tout le monde à ce sujet.

— Détrompez-vous, lui dit Fuad, la fin de la Turquie n’est pas si proche. Nous avons pour durer la meilleure des raisons, nous sommes nécessaires. Tout Européen qui vient ici a sa solution de la question d’Orient toute prête, et vous n’êtes pas sans avoir apporté la vôtre à Constantinople. Quelle qu’elle soit et sans la connaître, je puis vous affirmer que, si vous voulez tenir compte de tous les élémens du problème et de tous les intérêts qui s’y trouvent mêlés, vous ne tarderez pas à vous heurter à l’impossible et au contradictoire. Voilà ce qui fait notre principale force, je ne me le dissimule pas, jusqu’à ce que nous tirions notre autorité de nous-mêmes. Ne pensez pas que ce soit une solidité factice, la nôtre est très réelle, parce que les attaques dirigées contre nous, venant de populations antagonistes, ne sauraient se porter à la fois du même côté. Consultez ici même les diverses communions qui convoitent notre héritage. Chacune vous dira : Le premier héritier, le plus digne, c’est moi. — Rien de plus naturel. Et après vous ? — Après moi, je ne vois personne. — C’est ainsi que nos ennemis se jugent les uns les autres, et cela nous fait vivre. Laissez-moi vous dire sans orgueil qu’il est fort heureux que nous soyons les maîtres, car vous n’en trouveriez pas aisément d’aussi bons que nous. Connaissez-vous un pays où il y ait autant de liberté qu’à Péra ? Les communautés s’administrent comme elles veulent, nous les laissons faire tout ce qui leur plaît, même quand il leur plaît de nous bafouer et de nous calomnier. n’intervenant que par mesure de police, pour empêcher que dans telle ou telle communauté les petits ne soient par trop victimes des grands. Que d’exemples de ces oppressions je pourrais tirer de ce qu’on appelle les immunités ab antiquo ! N’oubliez pas qu’ici les antipathies de secte à secte sont terribles, et que les querellés n’attendent que d’avoir le champ libre