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d’aborder avant son départ les deux plus rares curiosités de l’empire, Aali-Pacha et Fuad-Pacha. Sans recourir au patronage de l’ambassade française, il n’eut pas de peine à se ménager un accès auprès des ministres turcs, à qui son désir avait été transmis. Un soir il reçut d’Aali l’invitation de l’aller trouver le lendemain de bonne heure non pas à la Sublime-Porte, mais au village de Bébek, où il a son yali. C’était doubler le plaisir du voyageur, car, après celui d’aller jouir de la conversation d’un vizir, il n’y en a pas de plus grand sans doute que de faire au mois de septembre, dans un caïk à deux paires de rames, une promenade matinale entre les côtes enchantées d’Europe et d’Asie, bordées de palais silencieux comme des alcôves, qui baignent leur pied dans le Bosphore, et dont les façades bariolées miroitent à travers l’éternel arc-en-ciel de la lumière d’Orient. Quoiqu’il ne fût que huit heures et demie, notre visiteur avait déjà été devancé par un autre, dont le caïk à cinq paires annonçait un pacha. Il revint deux jours après, et s’étant fait, selon l’usage, ouvrir la première porte à l’aide de certains argumens qui ne s’écrivent ni ne se parlent, mais qui n’en sont pas moins le fond de la langue, il obtint pour réponse que le vizir était sorti ; cela voulait dire heureusement qu’il était sorti de l’appartement des femmes, fermé à tout mortel, pour se rendre dans la partie du yali où les réceptions ont lieu. Deux ou trois personnes attendaient le vizir, déjà en audience, et le nouveau-venu aurait fait comme elles sans trop d’ennui, car il avait devant les yeux les Eaux douces d’Asie, s’il n’eût été introduit sur-le-champ. Il traversa, pour arriver jusqu’à son altesse, un grand salon mal meublé, comme tout appartement turc quand il est meublé, et se trouva en présence d’Aali-Pacha, debout au seuil de son cabinet, qui lui tendit la main à l’européenne.

Aali porte peut-être un peu plus que son âge ; il est court de taille et assez gros ; il a les cheveux grisonnans, le visage régulier, le nez d’un dessin délicat, les lèvres minces avec un sourire au coin, l’œil profond et doux, d’une beauté incomparable même en ce pays où tous les yeux sont beaux. Il écoute plus volontiers qu’il ne parle, et, soit qu’il parle ou qu’il écoute, son attitude est timide et comme embarrassée. Il se tient dans un coin assis à l’écart, les yeux habituellement baissés, les mains allongées sur les genoux, la tête très penchée, sans regarder ; en un mot, il a le corps maladroit. Pour l’esprit, c’est autre chose, il n’y en a pas de plus pénétrant. Il sait le français à merveille et excelle surtout à l’écrire ; dans la conversation, il parle toujours juste, mais avec lenteur ; il cherche le mot, et, le voulant exact, l’attend parfois plus que de raison. Son visiteur, qui passerait ici pour un homme discret, s’était promis