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et les Klotz, et causait des inquiétudes au grand Winckelmann lui-même. Et cependant cette érudition prodigieuse, Lessing à de certaines heures en faisait bon marché ; il prenait ses livres en mépris ; il s’écriait alors comme Richard : Mon royaume pour un cheval ! Il voulait vivre, respirer ; le poète se réveillait en lui et demandait des aventures, des sensations. En 1760, on le voit quitter brusquement Berlin, le cénacle de ses doctes amis, des travaux commencés, pour suivre en Silésie le général de Tauentzien. Qu’allait-il faire à Breslau ? Le grand Frédéric avait nommé le général gouverneur de sa nouvelle conquête, à la charge d’y battre monnaie pour remonter ses finances épuisées. Le métier était bon ; Tauentzien y gagna, dit-on, 150,000 thalers. Il ne demandait pas mieux que de mettre son secrétaire de part dans ses prises. Lessing le remercia ; il n’estimait pas que tout argent sentît bon, et cet esprit libre fut toujours l’esclave de sa conscience. Il repartit au bout de cinq ans, les mains nettes et le gousset vide ; mais il n’avait pas perdu son temps : il était venu faire à Breslau un voyage de découvertes dans la vie. Il accompagna son patron au siège de Schweidnitz, étudia sur le vif la guerre, le troupier, le bivouac, et plus tard la caserne, l’administration militaire, les misères et les passe-temps d’une garnison, hantant les tripots et les gargotes, expérimentant sur lui-même les émotions du pharaon, frayant avec des aventuriers, des aigrefins, liant amitié avec les arlequins de la troupe de Franz Schuch, qui charmait les grenadiers du grand Frédéric par des gaîtés de tréteaux et de cantine. Goethe a remarqué dans ses mémoires que Lessing se plaisait à compromettre sa dignité, sûr qu’il était de ne point la perdre, et qu’il lui arrivait souvent de jeter son bonnet par-dessus les moulins parce qu’il était certain de le retrouver. Cela lui plaît à dire ; mais Lessing n’était point comme lui un olympien, un Jupiter : il était peuple, se sentait peuple, ne pensait point déroger en fréquentant les petites gens pour satisfaire ses infinies curiosités ; il connaissait à fond les savantasses, les cuistres de sacristie, les chambellans, les conseillers auliques, et il avait découvert parmi eux beaucoup d’arlequins auxquels il préférait les vrais arlequins, armés de la batte et portant enseigne. Les études populaires et picaresques qu’il fit à Breslau furent fécondes pour la littérature allemande. Pendant que le général s’enrichissait, son secrétaire amassait un trésor à sa nation ; en 1764, il achevait une comédie qui fut un événement, Minna de Barnhelm ou la Fortune du soldat, la première pièce allemande qui ne fût pas empruntée à l’étranger, où mœurs, caractères, situations, tout sentait le terroir, et dans laquelle l’Allemagne étonnée et charmée se reconnut.

Le poète satisfait, le savant revendique ses droits. Lessing re-