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héros de Racine, tous ces hommes ont la politique d’Acomat, tous sont comme lui dirigés uniquement par une pensée qui les obsède :

Un vizir aux sultans fait toujours quelque ombrage.
A peine ils l’ont choisi qu’ils craignent leur ouvrage.
Sa dépouille est un bien qu’ils veulent recueillir,
Et jamais leurs chagrins ne nous laissent vieillir.


Tandis que leurs contemporains, les Cromwell, les Mazarin, un peu plus tard les Guillaume d’Orange, embrassent dans leur pensée les divers intérêts des états, et poursuivent par des moyens politiques la réalisation de leurs vues, les Kiuperli, comme tous les autres, épuisent leur génie à se maintenir au pouvoir. On cite encore au siècle dernier Raghib-Pacha, dont le grand acte fut le traité d’alliance conclu par lui contre l’Autriche avec Frédéric II, et qui présente quelque rapport avec le roi philosophe par la culture de l’esprit. C’est un lettré qui a rang de classique parmi les modernes écrivains ottomans, et à qui les biographes aiment à décerner les titres de président des vizirs et de sultan des poètes. Si les vastes projets de régénération qu’on lui attribue furent autre chose qu’un rêve, ils sont descendus avec lui dans la tombe, et il est difficile de découvrir dans l’ensemble de sa conduite un autre but que d’occuper la fiévreuse et puérile activité de Mustapha III. A mesure qu’on approche de nos jours, que la politique occidentale se complique et devient plus savante, la barbarie turque ressort davantage, et il faut pénétrer fort avant dans notre siècle, arriver jusqu’à ceux qui nous occupent ou du moins jusqu’à leur précurseur et leur maître, Reschid-Pacha, pour trouver des ministres qui répondent vraiment à l’idée que nous nous faisons de l’homme d’état.

Qu’est-ce en effet que l’homme d’état ? Ce nom ne suppose ni la moralité ni le génie, mais il suppose l’étude approfondie des intérêts en conflit à travers lesquels le vrai politique doit faire prévaloir ceux dont il s’est chargé ; il suppose la conception nette d’un but à poursuivre et l’invention de moyens appropries, c’est-à-dire l’étendue d’esprit, le sentiment de l’à-propos, la faculté de se plier aux nécessités qu’on ne peut vaincre, d’entrer dans les vues des autres, et surtout d’amener les autres à ses vues ; il suppose encore une certaine indépendance d’action et une sécurité qui permettent d’embrasser les longues pensées. Eh bien ! des deux parties de la politique, l’art de gouverner et l’art de négocier, à peine si la Turquie a pu, pendant trois siècles et demi, connaître et pratiquer l’une ou l’autre. Une nation conquérante en minorité au milieu de populations asservies, une nation qui, au lieu de se fondre avec elles ou de se les assimiler, s’enferme dans son fanatisme et son orgueil,