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prit d’examen, elle tient les préjugés dans un état d’inquiétude perpétuelle. » Tous les sujets étaient bons à cet impitoyable contrôleur des idées reçues. À vrai dire, il n’y a point de petits sujets. L’esprit d’un siècle est semblable à ce génie des Mille et une Nuits qui se resserrait sur lui-même jusqu’à tenir tout entier dans une cassette. Que Lessing dissèque malignement quelques vers de Klopstock, que dans une figure ailée il reconnaisse, en dépit des archéologues de son temps, l’emblème antique de la mort, ou que, documens en main, il réhabilite je ne sais quel obscur poétereau latin persécuté jadis par Luther pour avoir chanté les louanges d’un prélat catholique, si restreint que soit le cadre de son sujet, Lessing y fait entrer la pensée de son siècle en appliquant aux choses de la vie et du monde cette absolue liberté de l’examen dont Descartes s’était prévalu dans l’ordre de la philosophie pure.

Les moralistes ont souvent disserté sur l’utilité des ennemis. Tout ce qu’ils en peuvent dire a été mis en pratique par Bayle et par Lessing. Jamais personne ne tira de ses ennemis un plus heureux parti. Peut-on concevoir Bayle sans Jurieu ? Que ne lui doit-il pas ! Lessing conseillait à qui veut penser de se chercher un adversaire et de disputer contre lui. C’était sa méthode. Il en usait comme ce centurion de Memmius qui se battait tous les matins contre son singe pour se tenir en haleine. La controverse était pour Lessing une sorte] de gymnastique dont il se trouvait bien ; il y retrempait ses forces. Dans l’émotion d’une querelle, son esprit jetait de plus vives clartés, il disposait plus librement de ses idées, il se sentait vivre. Il était de ces hommes que la passion éclaire et que les sots inspirent. Souvent il lui arriva de découvrir une vérité quand il ne cherchait qu’un argument. Sa vie fut une suite de controverses et de passes d’armes ; il n’eut pas toujours raison, toujours il eut les honneurs de la guerre. Il avait le tempérament et le caractère qui conviennent à la polémique : une vivacité d’impressions qui n’altérait jamais son sang-froid, beaucoup d’opiniâtreté et beaucoup de souplesse, le goût des hasards, l’acharnement d’un joueur ou d’un plaideur à outrance. Insouciant des coups qu’il recevait, parce qu’il était sûr de sa riposte, et lui-même ne frappant jamais sans appuyer la botte, fertile en feintes, en surprises et sans se découvrir jamais, mettant à profit toutes les imprudences de ses adversaires, l’escrime n’avait point de secrets pour lui. Les occasions de guerroyer ne lui manquèrent pas ; il avait deux passions, le goût de raisonner et un amour jaloux de son indépendance ; les opinions en vogue, les préjugés régnans révoltaient la fierté de son génie comme des attentats contre sa liberté, et il n’y eut de son temps ni coterie ni parti qu’il ne se soit donné le plaisir de braver.