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envoyant, c’est sa suprême faiblesse, un dernier baiser et un dernier adieu. Le billet tombe à temps aux mains du père, et Paul peut enfin mesurer la grandeur de ce dévouement, la profondeur de cette âme qu’il a dédaignée. S’il n’est pas guéri, la guérison du moins n’est plus désormais impossible. Il y a de ces retours dans la vie dont la soudaineté ne nous étonne pas trop. Notre logique, est plus rigoureuse au théâtre, et avec raison. Nous sentons bien qu’il reste ici trois âmes meurtries, que Paul, Léa, Camille, sortis de la lutte, n’en porteront pas moins d’ineffaçables cicatrices. N’est-ce pas la vie même ? N’entre-t-il pas toujours dans le bonheur une portion de regrets et de souvenirs douloureux, et la paix, lorsque l’âge nous l’apporte, n’est-elle pas faite en proportions égales de repentirs et de pardons ? Celui-là pourrait-il se flatter de connaître la vie qui, arrivé au milieu de la route, ne verrait derrière lui que des sentiers éclairés d’une lumière toujours joyeuse au lieu d’un chemin jonché de ses amours flétris, de ses pures croyances détruites ?

Le sujet que M. Emile Augier a traité, poétique et vivant tout à la fois, ne pouvait l’être que par un homme qui possédât au même degré l’imagination créatrice et l’habileté d’une main rompue de longue date à la pratique des artifices de la scène ; il ne fallait pas moins que cela pour en faire passer les hardiesses. Quelques personnes s’effaroucheront peut-être de la violence de certaines situations ; je ne partage pas leurs scrupules, parce que, si l’impression totale est forte, elle n’a pourtant rien de malsain. Le dirai-je ? je crains que le théâtre ne soit de plus en plus condamné à ces violences. Je n’aperçois plus guère, vu l’épuisement des types généraux, que deux voies pour la comédie : ou bien elle discutera des thèses morales, nécessairement prises en dehors du lieu commun et où devra par suite entrer une grande part de témérité et de paradoxe, ou bien elle s’attachera, comme elle l’a fait dans tous les temps, aux peintures de la passion. Or les passions, comprimées par le niveau chaque jour appesanti des convenances, se cachent la plupart du temps dans la société présente et disparaissent sous l’action de cette universelle démocratie qui impose à tout la monotonie de ses formes, réprime toutes les audaces, efface toutes les originalités, abat tous les angles. Les passions n’ont pas cessé d’exister, tant s’en faut ; mais, pour soulever ces couches multipliées de conventions de toute sorte, il faut qu’elles aient une violence extraordinaire qui brise tous les liens et affronte toutes les lois. Le temps de la comédie au pastel est passé.


CHALLEMEL-LACOUR.


L. BULOZ.