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Et je compte pour miens dans cette acception
Tous ceux qui sont tombés sous ma protection.

On conçoit de quel œil inquiet un tel père suit le développement encore incertain du talent de son fils ; il ne lui est pas difficile, à travers les agitations et les tristesses qu’il observe en lui, de deviner quelque secret obstacle, et, lorsqu’il sonde cette âme avide de s’épancher, il ne s’étonne pas d’en tirer une demi-confidence, l’aveu d’une passion tourmentée ; il triomphe un peu légèrement, il faut le dire, quand il arrache de ce cœur dépité, gros d’amertume et de colère, la promesse de renoncer à l’amour, de fuir une coquette et de se réfugier dans le travail. Il n’est pas d’affection humaine qui n’ait son grain d’égoïsme : déjà Forestier rêve pour ce fils un mariage, objet depuis longtemps caressé de ses secrets désirs, avec sa pupille, dans laquelle il revoit sans cesse la femme aimée, et que cette union fixerait pour jamais auprès de lui. Toutefois cet égoïsme ne dépasse pas la mesure de ce qu’exige la vérité de l’observation ; il ne porte pas atteinte à la hauteur de ce caractère, à la franchise rigide de cette physionomie, dont M. Got a si bien rendu la bonhomie et la fierté.

Non moins impatiente que son amant de mettre fin à une querelle ridicule, Mme de Gers entre par une porte dérobée dont elle a la clef dans l’atelier de Paul, et se trouve à l’improviste en présence du père. Sa confusion n’a d’égale que la surprise désolée de Forestier. Voilà donc celle qu’il défendait si sévèrement tout à l’heure contre l’impertinence d’un sot, elle est la maîtresse de son fils ! Deux fois humilié, il refoule cependant sa colère, et son indignation tourne bientôt en prière. Il demande à Mme de Clers une rupture, et, pour l’obtenir, il lui peint l’avenir tel qu’il le voit, tel qu’il sera sans doute, plein de déceptions et d’épreuves. Il lui montre les années (car elle est plus âgée que Paul) changeant bientôt en un insupportable fardeau les liens qui les unissent. Elle se récrie en femme sûre d’être aimée et capable, si le jour de la désillusion vient jamais, de s’immoler ; mais il insiste, il s’efforce de faire germer le doute en son âme, il en appelle à l’amour dont elle se vante, il essaie de l’exalter par la pensée du sacrifice, et, lorsqu’il la voit ébranlée, il sollicite du moins une épreuve temporaire. Qu’elle fuie, qu’elle disparaisse sans rien dire : si l’amour de Paul résiste à cette absence, Léa triomphe et rien n’est perdu ; s’il n’y résiste pas, l’épreuve les aura soustraits tous les deux à une inévitable déception. Je ne puis, je l’avoue, suivre ici M. Émile Augier. Malgré la subtilité du raisonnement, cette conduite est en contradiction avec le caractère de Forestier. L’intervention directe de l’égoïsme ou, si l’on veut, de la sagesse paternelle dans l’intérêt du fils n’est pas au théâtre un ressort nouveau, et l’auteur aurait pu se dispenser de cet emprunt à la Dame aux camélias. Forestier est un homme droit jusqu’à la rigueur ; je ne puis admettre, quel que soit son motif, qu’il s’abandonne à ce spécieux calcul, qu’il trompe du même coup et Mme de Clers, en essayant de lui persuader, ce qu’il sait bien n’être pas vrai, qu’elle sera