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pour la philosophie de l’expérience, remarquent de préférence et célèbrent complaisamment le talent sans égal qu’à l’exemple de Socrate il a porté dans une guerre méthodique aux préjugés et aux systèmes. Les systèmes et les préjugés, ou la raison tantôt assez téméraire pour faire à elle seule la vérité, tantôt assez timide pour la recevoir toute faite de la tradition, c’est là pour eux et pour Platon l’ennemi commun. M. Grote remarque très ingénieusement que l’art de le combattre et de le vaincre ne devait nulle part être plus connu, plus florissant que dans une démocratie comme Athènes, où tout se discutait librement, de même que l’estime et la pratique du même art ont dû renaître dans un pays comme l’Angleterre, où devant les chambres, les meetings, les jurés, on retrouve quelque chose des libres débats de l’agora d’Athènes. L’examen interrogatif, le débat contradictoire, qui remplit presque tous les dialogues de Platon, leur paraît rappeler assez exactement la sorte d’épreuve à laquelle sont soumis les témoins dans les cours de justice[1]. On doit se douter que le Platon critique est pour eux bien au-dessus du Platon dogmatique. Cependant, pour préférer le premier, ils ne méprisent pas le second. S’ils trouvent que ses spéculations sont hasardées et illusoires, c’est le défaut de toute spéculation. Ils ne sont pas insensibles à ce qu’elles ont d’original, de neuf et d’ingénieux. Toutes elles sont le fruit du libre examen. C’est la libre raison qui les a choisies, et par là elles valent mieux que tout ce que leur opposeraient la tradition et la routine. S’ils toléraient une métaphysique quelconque, celle de Platon pourrait être la première exceptée. Enfin je ne sais si la gloire du philosophe n’a pas gagné, elle n’a du moins rien perdu, à ce que ses doctrines fussent soumises à l’appréciation de ces empiriques et de ces démocrates, qu’on aurait dû croire ses adversaires déclarés.

Maintenant que, soutenu par des autorités différentes, nous avons mis en relief les deux faces du génie de Platon, reste la grande question : — comment le critique inexorable des dialogues polémiques est-il le spéculatif vague et flottant des dialogues dogmatiques? — On jetterait du jour sur cette question, si l’on pouvait établir avec certitude l’ordre chronologique des ouvrages de Platon. Ce n’est que de notre temps que la chronologie a été estimée ce qu’elle vaut. Autrefois elle n’était qu’une condition de l’exactitude

  1. On sait que, dans un procès anglais, les témoins, après avoir été examinés, c’est-à-dire questionnés par le conseil du plaignant, le sont en sens inverse par le défenseur. C’est ce double examen qui se croise, assez différent de ce que notre code appelle aussi examen (Instr. crim., tit. II, ch. IV), que les Anglais nomment cross-examination. M. Grote compare à ce procédé la manière d’interroger de Socrate dans les dialogues de Platon.