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die, remaniée, épurée par ses disciples à venir? Je me permettrai de dire que M. Janet et d’autres doctes amis dont j’ai tant à apprendre passent trop légèrement sur les variations, les hypothèses, les paradoxes, et, il faut bien le dire, les chimères qui se rencontrent en si grand nombre dans la partie dogmatique des écrits de Platon. Ils les voient bien, ils les avouent, ils les rejettent quand ils ne trouvent pas quelque ingénieux moyen de les défendre. Généralement ils en tiennent peu de compte, et, s’attachant à ce qui leur plaît dans Platon, ils en font tout le platonisme[1]. Cet éclectisme est permis, il est même utile et commandé pour profiter de la lecture de Platon, pour extraire de ses ouvrages de certaines vérités fondamentales afin d’édifier une philosophie; mais il divise arbitrairement Platon, il le décompose, il ne lui laisse pas sa physionomie entière et vivante. On nous dit par exemple, — pour écarter et négliger ces fictions, ces mythes, ces superstitions de toute sorte, qu’il introduit surtout dans ses essais de théologie, de physiologie, de cosmologie, — qu’il aimait les symboles, les allégories, les légendes. C’est un goût très dangereux, c’est souvent même un manque d’esprit philosophique que ce penchant à mettre les besoins de l’imagination au niveau de ceux de la raison, et c’est de plus une inconsistance palpable chez un critique dont la logique acérée poursuit avec tant de rigueur chez les autres les expressions métaphoriques, les hypothèses gratuites, toutes les représentations arbitraires ou fictives que l’opinion oppose à la science. Platon ne veut se rendre qu’à la science. Les autres manières de connaître et qu’il appelle la sensation, le raisonnement, l’opinion et la foi, il en parle assez légèrement. Or la science à laquelle il les sacrifie toutes est essentiellement dialectique; c’est un rationalisme absolu. Il s’en souvient toujours avec ses adversaires, mais il l’oublie trop souvent lorsqu’il parle seul et en son nom.

C’est sur ce contraste qu’on n’a pas jusqu’à présent assez insisté. Il est tellement resté dans l’ombre, que le public, qui ne connaît Platon que de réputation, se le figure un rêveur, un poète qui peut rencontrer la vérité par inspiration, mais qui n’a raisonné de sa vie. On ignore ou l’on oublie que c’est un critique dont aucun sceptique n’a surpassé la subtilité et qui en remontrerait à Hume et à Kant dans l’art de ruiner par la discussion l’illusion des systèmes. Il a fallu peut-être les nouveaux admirateurs que l’Angleterre lui a donnés pour mettre en plus vive lumière ce côté de son génie. M. Lewes, M. Grote, M. Mill, précisément parce qu’ils se déclarent

  1. Voyez l’Exposition de la théorie platonicienne des Idées, par M. Nourrisson, 1858.