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peut bien gagner quelques gentilshommes par l’attente des faveurs dont le pouvoir dispose, mais la masse de cette noblesse sans ambition et sans besoins accepte aveuglément l’influence des cinq ou six tuteurs qu’elle s’est donnés et qui flattent ses entêtemens d’économie et de bien public. Cette masse est travaillée par des idées républicaines tout en demeurant sincèrement dévouée à la personne du roi ; elle s’imagine que le souverain n’a pas en Bretagne les mêmes droits que dans le reste de son royaume, et lui suscite des résistances qu’elle combattrait ailleurs sans hésiter au prix de son sang. Elle est gouvernée par le parti du bastion, formé surtout de la petite noblesse, qui n’accorde jamais les impôts qu’avec une sorte de serrement de cœur, et d’où partent les cris, les interruptions, les propositions insidieuses souillées par les tuteurs à des hommes incapables d’en mesurer la portée. Tout serait donc perdu, si les deux autres ordres, beaucoup plus faibles par le nombre de leurs membres et par le besoin qu’ils ont sans cesse du pouvoir, ne venaient rétablir la balance par la faculté de délibérer à deux contre un. Il n’y aurait plus guère à compter ni sur l’église ni sur le tiers, si par l’effet du scrutin secret, que la noblesse ne manquerait jamais d’exiger, les chanoines cessaient d’être placés sous l’œil toujours ouvert de leur évêque, et si l’on pouvait obtenir des bénéfices et des évêchés en dissimulant ses votes dans les circonstances difficiles. Il en serait également ainsi pour l’ordre du tiers, si les maires pouvaient tromper la confiance du roi, qui leur y donne accès en les investissant de leur titre, et leur procure ainsi l’occasion de mériter de nouveau ses bontés. C’est déjà trop d’avoir à compter dans cet ordre avec les magistrats des présidiaux, propriétaires de leurs charges. Laisser établir le scrutin au gré de la noblesse, ce serait donc pour le roi cesser à peu près de régner en Bretagne, où il a déjà le parlement contre lui[1]. » Tel est le raisonnement d’un homme qui pense et qui parle non pas en noble Breton, mais en courtisan de Versailles, et ce raisonnement, fort bien lié dans toutes ses parties, conduit le commandant de la province à rédiger un projet d’arrêt du conseil qu’il adresse immédiatement au comte de Saint-Florentin, afin de faire casser par ce secrétaire d’état la résolution des députés, s’il ne parvient lui-même à l’annuler par un moyen moins éclatant.

Ces préliminaires n’étaient pas encourageans pour la session qui commençait. Les commissaires étaient contraints de débuter par réclamer en Bretagne ce que le roi avait déjà prescrit partout ; il fallait demander un nouveau vingtième, un doublement, et même

  1. Journal du duc d’Aiguillon, t. II, p. 52 à 60.