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vivre tranquillement à Yeddo. Ce rêve a disparu dans les flammes en janvier 1863, et le provisoire dure encore. Le séjour des étrangers à Yeddo n’est que temporaire ; les affaires y amènent rarement et seulement pour quelques heures les diplomates européens. Les temples qu’on nous a concédés sont des haltes plutôt que des habitations. Les anciens propriétaires d’ailleurs n’ont pas abdiqué tous leurs droits ; si l’on n’enterre plus dans le cimetière attenant au temple et qui nous sert de jardin, les prêtres n’en continuent pas moins leurs pratiques religieuses sans que nos allures et notre voisinage paraissent les gêner en rien.

De la terrasse de Saikaidje à la légation française, la vue est magnifique ; l’œil plane sur tout le golfe de Yeddo. Le soir, cette rade s’illumine. Des centaines de barques pratiquent la pêche aux flambeaux entre les forts et la côte. Pour les gros bâtimens mouillés au large, c’est un coup d’œil féerique. Il y a quelques années, dit-on, un diplomate anglais que de graves questions appelaient dans la capitale, étant arrivé le soir en rade de Yeddo, s’arrêta longtemps et avec complaisance à contempler cette illumination, qui n’excitait pas de la part du capitaine du bâtiment une attention moins soutenue. Rentrés dans leurs cabines et voulant l’un et l’autre faire savoir à leur gracieuse souveraine l’impression produite sur les Japonais par leur venue, le ministre écrivit au foreign-office que sa présence avait été le signal d’illuminations générales, tandis que le marin, se plaçant à un tout autre point de vue, signalait à l’amirauté les mauvaises dispositions des indigènes, qui travaillaient jour et nuit à élever de nouvelles batteries. D’honnêtes pêcheurs, qui n’y mettaient pas malice, avaient provoqué ces deux appréciations bien différentes.

Dans les rues de Yeddo, la foule nous accueille avec bienveillance, mais aussi avec une familiarité cavalière. Les enfans, sur le pas des portes, appellent à grands cris leurs parens pour les faire assister à ce curieux spectacle. Les étonnemens se manifestent à cœur ouvert ; les rires ne prennent pas la peine de se dissimuler, et les réflexions sortent nombreuses du sein de cette cohue bruyante. Devant nous, nos betos (palefreniers), en faveur desquels nous avons gracieusement fait la dépense d’une grosse paire de bas blancs, sacrifiant ainsi à l’usage qui fait juger du rang du maître par la chaussure du valet, courent et gambadent avec une bonne humeur et une gaîté qui ne se démentiront pas après une course de dix à douze lieues dans la ville. De temps à autre, un passage ou une ruelle leur permet de regagner quelques secondes de retard ; mais à la descente et dans les terrains difficiles chaque beto est là, à la tête de son cheval, le soutenant de la voix par de petits cris pleins de prudence. Cette classe de betos forme une corporation, une